La chronique de Jean-Claude Allanic : Un monde de clichés

avr 06, 2023

Il paraît que la langue comportant le plus de mots au monde est le coréen (un million de mots), que la plus précise est l’anglais (150 000 mots), la plus logique est l’allemand, sans oublier - car je ne veux me fâcher avec aucun de mes confrères - les beautés et les richesses de l’arabe, du mandarin, de l’espagnol, du russe, de l’hébreux, du swahili, etc. etc. Mais, celle que je préfère (sans aucune once de chauvinisme linguistique), c’est bien évidemment, le français avec ses 100 000 mots si précis et beaux et si difficiles à écrire sans faire de fautes.

Grâce à cet arsenal de phrases, nous journalistes, pouvons dire et écrire tellement de choses sans les dire tout en les disant grâce, par exemple, aux circonlocutions (l’art de « tourner autour du pot »), aux clichés les plus imaginatifs et aux pléonasmes les plus redondants.
Comme tout journaliste, j’adore les clichés. J’en use et j’en abuse. D’abord, parce que cela m’évite de me creuser la tête pour éviter des répétitions et chercher les mots qui conviennent le mieux. Ensuite, parce que cela me permet de faire passer les messages subliminaux à mes fidèles lecteurs, auditeurs, téléspectateurs et internautes. Par exemple, si je qualifie un dirigeant russe de « tsar de Russie », cela n’est pas tout à fait anodin. C’est tout l’art du sous-entendu que notre chroniqueur en déontologie Pierre Ganz serait susceptible de dénoncer.

Parler du « chef de la Maison Blanche » n’a pas la même connotation (pour être à la mode : le même impact) que de qualifier le président russe de « maître du Kremlin » ou le président chinois « d’empereur rouge ». Mais, comme je suis un journaliste responsable (donc prudent), je me garderai bien de traiter le président français de « maître de l’Elysée ». Et encore moins de « monarque », même « républicain ». J’aime bien, en revanche, l’expression « locataire » de l’Elysée ou de Matignon ; je trouve cela rassurant.

J’avoue, cependant, que certains clichés me gênent, notamment ceux concernant les femmes politiques. Pour peu qu’elles fassent preuve d’un peu de fermeté, elles deviennent des « dames de fer ». Allusion à la Tour Eiffel ? Pourtant, chacun sait que si la dite tour tient debout, c’est parce qu’elle n’est pas rigide mais qu’elle ploie quand le vent souffle. Les hommes ne sont ni de fer ni de bois mais ils peuvent avoir des « poignes » ou des « mains » de fer.

Je m’interroge également sur la signification profonde des clichés utilisés pour désigner les secrétaires généraux des syndicats de salariés : le « patron » de la CGT, le « patron » de la CFDT, le « patron » de FO. Mais qui c’est le patron !

Pour rester sur les qualificatifs attribués aux leaders du monde (je dis « leaders » pour prouver que je maîtrise l’anglais), je me demande souvent comment distinguer un chef d’Etat d’un dictateur. Le monde étant ce qu’il est, tous les régimes qui se disent démocratiques ne le sont pas forcément. Un certain nombre de présidents « élus » de par le monde sont, de fait, des dictateurs. Les plus anciens se souviennent du « président » roumain Ceausescu, tout nouveau réélu triomphalement, devenu du jour au lendemain « le dictateur » Ceaucescu. Je vous laisse trouver des exemples plus contemporains. Je remarque, au passage, qu’il n’existe pas de féminin au mot « dictateur » dans la langue française.

C’est enfoncer une porte ouverte (encore un cliché) que de dire que les mots ne sont pas neutres. Ils peuvent, parfois, devenir aussi meurtriers que des armes.
On le voit dans le vocabulaire auquel recourent les adversaires dans les conflits en cours en Ukraine, en Syrie, en Israël, en Afrique et dans bien d’autres pays du monde. Il ne faut pas confondre satellite « d’observation » et satellite « espion ». Et, les héros des uns sont les criminels des autres. Rebelles ou résistants, agresseurs ou victimes ; à chacun sa vérité. Quant aux « tirs alliés » sur une population civile, ce ne sont que des « bavures » alors que les tirs ennemis ne font, naturellement, que des victimes innocentes (bel exemple de pléonasme).

Pour terminer sur une note plus sympathique, arrêtons-nous justement sur les pléonasmes, tics journalistiques au moins aussi répandus que les clichés. L’Académie française en a dénombré plus de 300. « Bref résumé » des plus courants « au jour d’aujourd’hui » : ajourner à plus tard, égalité parfaite, avoir l’avenir devant soi (c’est mieux que de l’avoir derrière), étape intermédiaire, tri sélectif, prévenir à l’avance, hasard imprévu, monter en haut (ou descendre en bas), statut quo actuel, erreur involontaire (à l’insu de son plein gré ?), démocratie populaire (qu’ils disent), attendre l’arrêt complet (toujours préférable), accalmie passagère, solidaire les uns des autres, s’avérer vrai, tollé général, débat participatif, expérience pilote, petit détail, au grand maximum, voire même, perfection absolue … Autant de pléonasmes  à … « bannir définitivement » !

JCA