Formation: les journalistes sont-ils préparés à l'émotion ?

déc 06, 2019

Le panel était constitué de Alice Nga, directrice adjointe de l’Ecole supérieure des sciences et techniques de l’information et de la communication (Cameroun), Mikaila Abass Saibou de l’Observatoire togolais des médias (Togo), Mourad Sellami, correspondant du journal El Watan (Tunisie) et Rabiaa Deidah, journaliste à la télévision Al Mouritaniya (Mauritanie).
Modératrice : Carol Isoux, journaliste freelance, Présidente de l’UPF-Thaïlande

Par Meriem Oudghiri,
vice-présidente de l’UPF internationale, présidente de l’UPF Maroc

Chaque journaliste, chacun de nous, avons vécu dans notre parcours une ou des situations où la dimension «émotion» a été plus importante que les faits.
Faire du journalisme ne repose pas uniquement sur la collecte d'informations mais aussi sur comment les journalistes perçoivent, comprennent et font face à une situation émotionnelle.
Sur les bancs des écoles de journalisme, les candidats à cette carrière sont-ils ou non préparés à l'émotion?
Les futurs journalistes apprennent-ils ce fameux "sens et sel" du métier au cours de leur formation. Leur donne-t-on les clés pour gérer cette émotion ?
Ce sont là les questions auxquelles les intervenants ont tenté de répondre.

Après avoir brossé un portrait de la presse au Cameroun, Alice Nga, directrice adjointe de l’Ecole supérieure des sciences et techniques de l’information et de la communication du Cameroun, estime qu’à l’heure du tout numérique, l’adaptation des programmes à travers la polyvalence des compétences, apparait comme la condition essentielle de survie des institutions de formation spécialisées.
Pour elle, il ne s’agit peut-être pas seulement de développer des compétences dans la collecte d’information, ce que fait le journalisme de données, déjà populaire, mais que la formation à l’intelligence émotionnelle et à l’altérité fait partie intégrante de la compréhension individuelle du rôle du journaliste dans la société.

Il faut aussi apprendre aux futurs journalistes à faire attention à ne pas se retrouver sur le banc des accusés. En un mot, faire du journalisme propre.

Pour sa part, Rabiaa Deidah, journaliste à la télévision mauritanienne, a illustré cette question par des exemples où, avec sa rédaction, elle a eu à prendre des décisions importantes de traitement dans des affaires où l’émotion était très forte, où l’émotion suspend le raisonnement. C’est en réfléchissant ensemble que l’on avance mieux, garder la tête froide et se maintenir aux faits surtout dans des affaires où règnent le choc et la colère.
L’émotion n’est pas non plus que tristesse et colère. Il y a aussi des cas par exemple où c’est tout un pays qui va vibrer comme lors de la sélection de la Mauritanie, qui n’est pas très connu pour le football, pour la CAN 2019. Et c’est, dit-elle, agréable de se laisser emporter par la joie, sans oublier et perdre de vue les fondamentaux du métier.

Pour Mikaila Abass Saibou de l’Observatoire togolais des médias, les émotions sont universelles mais ce qui diffère d’une personne à l’autre, c’est la rapidité avec laquelle elles sont gérées.
Aujourd’hui, dans le monde entier, l’émojournalisme tourne autour des trois "S": le sang, le sexe et les sous. Ces trois éléments, selon son expression, se cristallisent autour des pulsions combatives, des pulsions alimentaires et des mécanismes de conservation de l’espèce.

Pour lui, trois éléments sont importants:
-d’abord la responsabilité sociale car le respect de la vérité et le droit que le public a de connaitre constitue le devoir du journaliste.
Les journalistes sont préparés à l’émotion si l’on considère que le choix du métier est un engagement implicite au respect des règles et principes déontologiques. Des chartes prévoient des garde-fous contre la tentation à céder et à se laisser dominer par ses émotions.

-2eme élément, la régulation émotionnelle car le métier exige une introspection permanente et les journalistes peuvent eux-mêmes se former en intelligence émotionnelle. Ils peuvent aussi se former en reconnaissance du langage corporel et des indices verbaux.

-3ème élément : la formation aux stratégies de prévention des traumatismes. A l’instar de certaines universités qui forment à ces stratégies de prévention, comme au Royaume Uni.

Pour sa part, Mourad Sellami, secrétaire général de l’UPF Tunisie, correspondant du journal El Watan, estime que la réponse à la question de cet atelier n’est pas évidente. Au cours de ses différents reportages, sous les tirs et les missiles, il assume et exerce son métier sans se poser de questions. Dans un article de presse, poursuit t-il, ce qui ressurgit entre les lignes ce ne sont pas uniquement les faits, mais aussi des messages. Même les structures journalistiques, les points d’interrogation ou d’exclamation, les virgules, les tournures de phrases….sont empreintes d’émotion.
Pour lui, on enseigne aux étudiants à s’attacher aux fondamentaux du métier. Et ensuite l’histoire s’enseigne après des années d’expérience et de recul.

Unanimement, les participants à cet atelier ont estimé que l’intelligence émotionnelle doit faire partie intégrante du programme d’études et d’apprentissage du métier des prochaines générations de journalistes.

L’intelligence émotionnelle c’est apprendre à maîtriser ses émotions, apprendre à avoir de l’empathie pour comprendre les émotions des autres. C’est apprendre à avoir conscience de ces émotions.

Les universités anglaises sont actuellement pionnières dans ce domaine. Des projets de même nature sont aussi menés au Maroc à Rabat dans une école qui a intégré depuis cinq ans dans le cursus de formation des cours de développement personnel et dans lesquels sont enseignés l’intelligence émotionnelle et la gestion des émotions.

A la fin de l’atelier, Carol Issoux –modératrice de l’atelier et présidente de l’UPF Thaïlande - a lancé l’idée de créer un module de formation sur les questions de gestion de l’émotion. Deux conditions essentielles à cet enseignement ont été soulignées par les participants de l’atelier :
-se baser sur des cas avérés, des succès, des échecs et sur des mises en situation
-faire appel à des journalistes expérimentés
- Faire appel des spécialistes de l’enseignement de l’intelligence émotionnelle, des neurosciences, du développement personnel.

Meriem Oudghiri