Écoutes de journalistes : Predator, ce "Watergate" grec qui met le gouvernement sur la sellette

aoû 11, 2022

La Grèce est sortie de la torpeur de l'été avec un scandale d'écoute qui met le gouvernement en position de faiblesse : Predator. Il inquiète, en tout cas, sur un système qui a servi à espionner journalistes d'investigation et responsables politiques.

« C'était une erreur » des services de renseignement. Ou encore : « Je n'étais pas au courant »… Pendant 6 minutes 40, ce lundi 8 août à 14h, le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis a pris la parole à la télévision pour s'adresser à la nation. Il a multiplié les expressions cherchant à le dédouaner dans l'affaire d'espionnage qui, depuis le 5 août, a pris les allures d'un « Watergate » à la grecque. Tous les signaux indiquent qu'elle touche jusqu'au sommet de l'État. Ce scandale n'est, en réalité, que la dernière secousse en date, et la plus importante, d'un séisme dont l'épicentre se trouve à Maximou, le palais du Premier ministre.

Pour le comprendre, il faut commencer par l'affaire la plus récente : celle des écoutes du chef du Mouvement socialiste panhellénique (Pasok), Nikos Androulakis. Le 26 juillet, il révèle que son téléphone a été ciblé par le logiciel espion Predator. Quatre médias ont particulièrement enquêté sur ce sujet : Inside Story, Reporters United, Efsyn et Solomon. Selon eux, le gouvernement dirigé par Kyriakos Mitsotakis a utilisé le logiciel Predator pour infiltrer le portable du leader social-démocrate. Mais des écoutes « légales », c'est-à-dire ordonnées par un procureur, ont été par ailleurs réalisées par les services de renseignement (EYP). Face aux accusations, la défense s'organise.

Des sources gouvernementales expliquent que ces écoutes auraient été demandées par les renseignements ukrainiens et arméniens. Vendredi 5 août, le secrétaire général du bureau du Premier ministre, Grigoris Dimitriadis, démissionne à cause du « climat de toxicité qui s’est développé autour de sa personne et à son ciblage par une partie des médias ». Il annonce entamer une poursuite au civil contre les médias et journalistes à l'origine des révélations. Le 5 août, Panagiotis Kontoleon quitte aussi son poste en raison d'« erreurs » de gestion dans l'exercice de ses fonctions à la tête d'EYP.

AFFAIRE DANS L'AFFAIRE

Cette valse de démissions et remplacements ne parvient pas à freiner le tremblement de terre… Les ambassades d'Ukraine et d'Arménie démentent les assertions gouvernementales grecques selon lesquelles les écoutes auraient été commanditées par leur gouvernement. L'image du gouvernement grec se trouve donc amochée sur la scène internationale. Surtout, les liens des deux démissionnaires avec le Premier ministre sont étroits. En juillet 2019, à peine arrivé à Maximou, le Matignon grec, Kyroakos Mitsotakis place sous sa tutelle directe le groupe de radios et télévisions publiques, ainsi que le service des renseignements EYP.

En parallèle, il nomme son neveu, Grigoris Dimitriadis, secrétaire général du gouvernement, et change la loi sur la direction d'EYP pour y placer celui qu'il a choisi et qui, selon certains, lui était proche : Panagiotis Kontoleon. Or, une enquête menée par Reporters United et Efsyn fait le lien entre ce membre de la famille Mitsotakis et Felix Bitzios, directeur adjoint de la société Intellexa qui commercialise le logiciel espion Predator en Grèce. Pourtant, dans son allocution télévisée, le Premier ministre s'est concentré sur les écoutes « légales », prodiguées par EYP, mais n'a pas dit un mot de la partie « Predator » du scandale.

Or, l'affaire Nikos Androulakis pourrait n'être que la partie émergée de l'iceberg. Si les nominations et changements des règles avaient suscité des suspicions, notamment de la part de journalistes ou de l'opposition, en 2019, elles avaient été maintenues par le nouveau gouvernement. En Grèce, les affaires amicales et familiales se mêlent souvent à celles de l'État. Mais c'est sans doute la première fois qu'elles étaient aussi imbriquées, de façon quasi institutionnelle.

JOURNALISTE ASSASSINÉ

Au fur et à mesure que les mois passent, différentes affaires mettant en cause une forme de surveillance ou d'entrave à la liberté d'exercice des journalistes ont été révélées. Deux journalistes, Kostas Vaxevanis et Gianna Papadakou, subissent les foudres du pouvoir actuel alors qu'ils ont largement participé à la révélation du scandale Novartis, une affaire de surfacturation des médicaments favorisée par le versement de pots-de-vin. En avril 2021, un journaliste, Giorgos Karaïvaz est assassiné alors que, selon différents témoignages, il enquêtait sur des affaires touchant de près les plus hautes sphères de l'État.

En novembre 2021, le journaliste indépendant Stavros Malichudis, qui enquête sur les questions migratoires, découvre que son téléphone est mis sur écoute. Puis, en avril 2022, Thanasis Koukakis découvre à son tour qu'il est sur écoute alors qu'il travaille notamment pour le Financial Times sur la politique économique du gouvernement grecque, des affaires de corruption ou encore des modifications de lois fiscales. Tous les deux ont aussi été la cible de Predator. La situation est si inquiétante qu'en 2021, un consortium d'organisations avait mené une enquête dans les pays, déplorant les entraves au libre exercice du métier. En 2022, Reporter sans frontières (RSF) avait dégradé la place de la Grèce désormais en 108ème position sur 180 pays.

Mais de tout cela, le Premier ministre n'a pas dit un mot dans son discours. Au contraire, pour rassurer la population, il a déclaré renforcer le rôle de contrôle du parlement sur EYP, la transparence, ou encore la protection juridique des personnalités politiques. Il a également inssité sur l'importance des services de renseignement dans la « lutte contre le terrorisme et la criminalité » ou encore pour affronter « les forces obscures extérieures ». A-t-il, alors, réussi à convaincre ? En réalité, les journalistes d'investigation soupçonnent une forme d'institutionnalisation de la surveillance. Pour Thanassis Koukakis, « quand un gouvernement met sous surveillance les téléphones de responsables politiques et de journalistes, il ne s'agit pas seulement d'une crise politique, mais d'une crise démocratique. » Le journaliste Dimitris Terzis, d'EfSyn, s'inquiète du système mis en place : « Après sa nomination, Kyriakos Mitsotakis a converti EYP en une forme d'armée personnelle, avec un personnel qui lui est acquis. Même s'il devait démissionner, le problème reste entier : EYP sera une bombe pour le gouvernement suivant ! »

 

Marianne