La chronique de Pierre Ganz : Tueries de masse

avr 06, 2023

Six morts à Kaboul (Afghanistan) le 27 mars à l’entrée d’un centre d’affaire dans l’explosion d’une bombe qu’un homme portait sur lui. Le même jour à Nashville (USA) un tireur a ouvert le feu dans une école et tué trois adultes et trois enfants. Les tueries de masse sont récurrentes dans l’actualité. Leur couverture pose des questions éditoriales et déontologiques.
 
Qu’ils soient des actes individuels ou liés à des conflits armés, ces événements sont largement traités par les médias. Le public les suit en direct à la télévision ou sur les réseaux sociaux. Cela impose aux journalistes une grande prudence dans ce qu’ils disent ou montrent. Ils sont là pour informer, pas pour gêner les secours ou les policiers. Les informations doivent être recoupées scrupuleusement avant diffusion : mieux vaut ne pas être le premier qu’être celui qui publie un élément inexact dans une forte période de confusion et de tensions. Les images les plus dures ne peuvent être diffusées sans précaution, floutage, ou cadrage qui évite le voyeurisme. Lors des enquêtes qui suivent l’attaque, publier des ‪images de cadavres ou de l’auteur en ‪action n’est légitime que si cela apporte des éléments d’information nécessaires à la compréhension des faits.
 
Pour décrire l’événement, il faut s’efforcer d’utiliser un vocabulaire neutre et sans équivoque. ‪Drame, carnage, boucherie, hécatombe, tragédie sont des mots chargés qui n’indiquent rien de précis. Massacre, tuerie, voire homicides multiples sont certes plus froids, mais ne sollicitent pas les émotions. Ils ont l’avantage de renvoyer l’auteur ou ses éventuels admirateurs à un registre légal et juridique. A noter aussi que certains de ces criminels auteurs ne commettent pas « un attentat suicide » : un suicide est une violence dirigée contre soi-même. Ces criminels ont comme objectif de tuer d’autres personnes : dire plutôt « agresseur », « kamikaze » ou « tueur de masse ».
 
Une extrême prudence doit présider à l’identification des victimes. Il faut être sûr que les proches sont informés avant de lâcher un nom, quand cela a un intérêt informatif. Ce qui n’est pas évident au moment de l’attaque, mais le devient plus tard, quand il s’agit de rendre à ces victimes leur humanité niée par les assaillants. Précisons qu’iI est sans doute préférable ‪d’éviter de solliciter sur-le-champ les témoins pour un interview, surtout quand il s’agit de survivants. Mieux vaut attendre le moment où cet entretien ne risque pas d’accroître leur stress. Et leur demander explicitement leur accord pour les interroger et/ou les filmer. Lors de contacts avec les familles, y compris celle de l’assaillant, il faut avoir présent à l’esprit qu’elles sont profondément affectées, que ce sont des « personnes vulnérables » et faire preuve de sensibilité lors des rencontres.

Le choix des angles est crucial : dans quelle mesure doivent-ils être ciblés sur l'auteur des faits par rapport aux victimes? Comment, le cas échéant, faire référence à l'attitude haineuse de l'auteur de l'attentat ?
 
Des voix se sont élevées pour demander que les médias ne parlent pas des auteurs ou les anonymisent. Mais pour le journaliste, les photos et les noms des auteurs d’attentats ou de tueries sont des éléments d’information. Les cacher au public serait livrer une information incomplète. Ce serait laisser la porte ouverte à des interprétations irrationnelles et permettre aux extrémistes et ou aux complotistes d’exploiter ce silence : on a vu par exemple fleurir en France l’explication que la décision de journaux ou de télévision de ne plus nommer ou montrer les auteurs d’attentats était dictée par la volonté de cacher leur origine étrangère !
 
Mais cette identification ne doit pas conduire à faire de la publicité à leur acte et à ses motivations. D’abord parce que l’effet imitation est toujours possible. Les psychologues notent une tendance à reproduire les gestes qui attirent l’attention. Certains expliquent ainsi, entre autres rasions, l’épidémie de tueries de masse aux Etats-Unis (au 27 mars 2023, le site Gun Violence Archive comptabilisait 130 tueries de masse aux Etats-Unis depuis le début de l’année. En 2022, il y en avait eu 647, dont 21 avaient causé la mort de cinq personnes ou plus). Des suprémacistes ont expliqué leur passage à l’acte en invoquant le précédent de l’attentat de Christchurch en Nouvelle Zélande, dont l’auteur se référait au massacre du 22 juillet 2011 en Norvège.
 
Les auteurs de tuerie de masse recherchent une notoriété - pour eux ou pour leur « cause ». Beaucoup laissent des textes « expliquant » leur acte. Informer complètement est alors mentionner ces revendications. Mais il n’est pas question de les citer longuement, encore moins d’y renvoyer par un lien hypertexte : ce serait servir leur propagande posthume, prendre le risque de susciter des émules. Les portraits de ces tueurs ne doivent pas alimenter le désir de célébrité qui les animent. S’il faut les identifier et montrer leur image, il faut éviter d’alimenter une quelconque admiration. Pas de photo les montrant paradant dans des uniformes, arborant des armes, ou même les montant dans la vie quotidienne sympathiques et attirants. Ou alors en contextualisant et en expliquant qu’il s’agit de criminels.
 
Il a été établi que la diminution de la couverture médiatique des suicides permettait de réduire le nombre d’imitateurs. Dans la même logique, des spécialistes, comme l’Association américaine de psychologie, affirment qu’en réduisant la célébrité et l'attention dont bénéficient les tueurs de masse, il y aura moins de fans obsessionnels qui seront tentés de les imiter. Ils incitent donc les médias à refuser d’être les « idiots utiles » des tueurs, et à concentrer plutôt leur attention sur les victimes et leurs histoires.

P.G.