«Plutôt que de censurer les fausses nouvelles, lançons des offensives informationnelles»

juin 09, 2021

Alors que la France va se doter d'une Agence nationale de lutte contre les manipulations de l'information, Raphaël Chauvancy explique l'importance de combattre les fake news en dévoilant les méthodes et intentions de leurs initiateurs plutôt qu'en les censurant.

Fake news, une opportunité pour les démocraties ?

La création d'une agence nationale de lutte contre les manipulations de l'information, d'ores et déjà surnommée agence anti fake news, est une excellente nouvelle. Elle illustre la prise de conscience des nouveaux enjeux informationnels par les instances dirigeantes françaises, désormais dotées d'un organisme capable de comprendre et de mener ce combat de l'ombre.

Encadrée par un comité éthique transparent, son but ne sera évidemment pas de définir une vérité officielle mais de déceler les manipulations orchestrées par des gouvernements étrangers ou des organisations poursuivant leurs propres objectifs. Une démocratie moderne a le devoir d'informer ses citoyens lorsqu'une idée répandue sur la toile est diffusée par les usines à trolls d'une puissance rivale.

Cette agence mettra donc en lumière les manipulations contraires à nos intérêts, comme celles menées par les Russes en Centrafrique et au Mali, au détriment de la sécurité des populations et à rebours de l'action de nos soldats ; comme les buzz artificiels créés outre-Atlantique pour déstabiliser nos entreprises et leur rafler des parts de marché.

La création de cet organisme est par ailleurs l'occasion de nous interroger plus profondément sur les fake news et sur notre capacité à les combattre.

Information libre contre fake news

Il faut tout d'abord se rappeler qu'une attaque informationnelle perd sa force si ses méthodes sont révélées au public. L'art de l'influence repose sur l'invisibilité. Il suffit d'un coup de projecteur sur les méthodes et les intentions de son initiateur pour abattre l'offensive informationnelle la mieux construite. Comme toute manipulation, elles exposent leurs émetteurs et leurs relais à une perte critique de crédibilité et de légitimité s'ils sont dévoilés. Sous ce prisme, la menace directe des fake news peut être parée - à plus forte raison si un organisme compétent et doté des moyens adéquats se charge de les détecter.

Dans notre société de l'information, une fausse nouvelle se répand vite. En contrepartie, les critères de vérification sont désormais suffisamment nombreux pour offrir un pare-feu acceptable. Une fois l'effet de surprise passé, elle se révèle vulnérable à la production de connaissance et à la diffusion de données objectives. Vérifications, disponibilité des sources et information libre ouvrent la voie à une pédagogie des contenus susceptible de discréditer les constructions narratives biaisées et leurs promoteurs.

Ce n'est pas la nature des informations erronées relayées par les réseaux sous influence étrangères qui est néfaste mais que la peur des fake news puisse servir de prétexte à la criminalisation des opinions rivales.

Raphaël Chauvancy

Indirectement, les fake news pourraient même constituer une opportunité pour les sociétés démocratiques ouvertes. Elles redynamisent en effet l'espace public en réhabilitant la raison critique. Puisque les manipulations sont désormais connues, les citoyens sont enclins à croiser les informations, à s'assurer de la crédibilité des sources.

Ainsi la société civile commence-t-elle à digérer l'évolution des systèmes d'information. États, entreprises, idéologies doivent à nouveau rendre des comptes aux citoyens dont le scepticisme exige des preuves. Qu'ils puissent être induits en erreur et se fourvoyer importe beaucoup moins que le fait qu'ils ne se contentent plus d'accepter un message mais exigent de plus en plus d'être convaincus. Les faits retrouvent leur centralité et les idées redeviennent des forces. Le fond reprend le pas sur la forme. L'argument et la création de connaissance bousculent l'assertion et deviennent des armes. Ainsi, «L'enjeu n'est plus la manière de tromper la perception du concurrent, des parties prenantes (stakeholders) ou de l'opinion publique, mais la capacité de produire plus de connaissances pertinentes qui fragilisent la position de l'adversaire[1]». Le doute jeté par les fake news sur l'information et la parole publique est peut-être l'aiguillon dont les démocraties endormies dans le consentement médiatique avaient besoin pour se revitaliser.

Sociétés ouvertes et sociétés fermées

Si le danger direct des fake news semble finalement en voie d'être maîtrisé dans les sociétés ouvertes développées[2], leurs conséquences indirectes peuvent être délétères si l'on y prend garde. Sans doute nos compétiteurs ont-ils pris la mesure de la principale faiblesse démocratique: son principe même. La démocratie n'est ni un droit, ni un état, elle est un exercice. Un exercice d'autant plus délicat qu'il repose sur la règle du compromis entre des citoyens conscients de partager un destin commun. Il se structure autour du retraitement rationnel des informations disponibles. L'espace informationnel est un lieu de rencontre et de débat dans une société ouverte. Les démocraties n'ont pas le monopole de la vérité mais elles ont celui de l'esprit critique, qui est la meilleure arme contre les manipulations. «La liberté de la presse est moins la liberté de tout écrire que la liberté de tout lire», disait Clemenceau.

Ce n'est donc pas la nature des informations erronées relayées par les réseaux sous influence étrangères qui est néfaste mais que la peur des fake news puisse servir de prétexte à la criminalisation des opinions rivales. C'est ainsi que s'est justifiée l'instauration d'une censure de fait aux États-Unis. C'était la solution la plus facile et, malheureusement, la plus dangereuse. Au lieu de faire la démonstration des manipulations à l'œuvre et de se livrer à une pédagogie des contenus, l'establishment américain est tombé dans le piège de la censure, nourrissant la paranoïa des plus radicaux de ses opposants et les repoussant dans un inquiétant déni de réalité. La fermeture des comptes d'un président américain en exercice, quelles qu'aient été les raisons invoquées, a accentué le fossé entre Américains et favorisé une polarisation sans précédent depuis la guerre de Sécession. Enfin, la contradiction flagrante entre les discours officiels de Washington, dénonçant la censure en Russie ou à Hong Kong, et ses agissements intérieurs affaiblit ses positions morales.

L'incapacité des Américains à surmonter démocratiquement et sereinement l'offensive des fake news n'est pas anecdotique. En laissant se refermer une société jusque-là ouverte, les Américains ont subi une défaite stratégique structurelle.

Raphaël Chauvancy

Le succès des fake news d'origine russe outre-Atlantique n'est pas d'avoir influencé une partie peu éduquée des masses aux USA. C'est d'avoir remis en cause le modèle américain de société ouverte. La fragmentation de l'espace public et du système de valeurs nationales a permis de corrompre le débat démocratique de l'intérieur, lui substituant une mécanique conflictuelle interne radicale. C'est une étape sur la voie de la dislocation sociale et culturelle, de l'atomisation des forces nationales et du sentiment de partager un destin commun. L'incapacité des Américains à surmonter démocratiquement et sereinement l'offensive des fake news n'est pas anecdotique. En laissant se refermer une société jusque-là ouverte, les Américains ont subi une défaite stratégique structurelle. Les nations européennes doivent en tirer la leçon.

Contre-attaquer

Si elles échappent au piège de la censure publique et, pire encore, de la censure privée exercée sur les nouveaux espaces de discussion virtuels par les géants du numérique, elles disposeront des atouts nécessaires pour reprendre l'ascendant informationnel sur leurs compétitrices.

Une société ouverte comporte certes plus de failles qu'un régime autoritaire. Elle légitime par principe toute contestation et accepte les critiques, au prix même de sa cohésion interne. En revanche, elle fait preuve d'une capacité sans équivalent à absorber les contradictions. Une véritable démocratie se nourrit même de la critique systématisée qui permet les alternances politiques et un relatif équilibre social. Elle prend acte de ses impairs et sait se remettre en cause sans saper ses fondements.

En revanche, les régimes autoritaires vivent sur le mythe de leur infaillibilité. La révélation d'une erreur ou d'un manquement les fragilise dangereusement. Ils tentent de masquer leurs propres contradictions par le contrôle des canaux de diffusion et la criminalisation des idées. Ils contrent une menace immatérielle par des moyens matériels qui ne peuvent jamais être totalement étanches et les exposent aux ravages d'une information libre.

Des attaques informationnelles décomplexées, basées sur des faits vérifiables et des valeurs fortes, auraient un effet à la fois actif et dissuasif sur nos adversaires.

Raphaël Chauvancy

Les nations européennes disposent ainsi d'un formidable levier d'action à condition de se montrer offensives. Il ne s'agit pas d'émettre des fake news à la mode démocratique – ce qui serait un non-sens. Les Américains ont parfois cédé à cette tentation, ils y ont perdu leur crédibilité auprès des opinions publiques et peut-être une partie de leur âme. En revanche, des attaques informationnelles décomplexées, basées sur des faits vérifiables et des valeurs fortes, auraient un effet à la fois actif et dissuasif sur nos adversaires, qui bénéficient aujourd'hui d'une quasi-impunité. La mise en lumière de leurs incohérences, de leurs faiblesses et de leurs manquements auprès de leurs propres peuples leur ferait beaucoup plus de mal que leurs tentatives de déstabilisation de nos sociétés.

Le diable porte pierre dit-on. Et si les régimes les plus douteux avaient joué avec le feu en se lançant dans des guerres informationnelles mal maîtrisées? Souvenons-nous que l'information libre est l'arme ultime des démocraties.


[1] Christian Harbulot, Manuel d'intelligence économique, PUF, Paris, 2012, p. 14.

[2] Il n'en est pas forcément de même dans les sociétés en crise, en Afrique par exemple, où une construction narrative simple faisant écho à des frustrations sans issue peut soulever les foules et perturber les perceptions.

FigaroVox