Pourquoi le Nigeria a décidé de bannir Twitter pour une durée indéterminée

juin 09, 2021

Les autorités assurent que la plateforme voulait déstabiliser le pays en laissant s'exprimer les indépendantistes et en effaçant des tweets du président Buhari.

C'est un pays jeune, avec un âge médian de la population de 18 ans, et très connecté. Mais les habitants du Nigeria vont devoir se passer de Twitter. Ce réseau social très populaire dans ce pays, un important outil de contestation sociale, est en effet suspendu totalement "pour une durée indéterminée", comme l'a annoncé vendredi dernier Lai Mohamed, le ministère nigérian de l'Information et de la Culture. 

Une décision prise deux jours après la suppression par Twitter d'un message du président Muhammadu Buhari qui menaçait de "traiter avec un langage qu'ils comprennent" les responsables des violences actuelles dans le sud-est du Nigeria - attribuées par les autorités à des séparatistes. Le réseau social avait estimé que le chef de l'Etat enfreignait ses règles d'utilisation. 

Lai Mohamed avait réagi à la suppression du tweet présidentiel en accusant notamment le réseau social de tolérer par ailleurs les messages du chef d'un groupe séparatiste du sud-est du Nigeria qui, selon lui, encouragent la violence. "La mission de Twitter au Nigeria (...) est très suspecte. Quelles sont ses intentions ?", avait-il lancé aux journalistes. 

Lundi, l'organe national de régulation audiovisuelle (NBC) a demandé à toutes les radios et télévisions du pays de supprimer leur compte Twitter, et a prévenu que toute utilisation de ce réseau social serait considérée comme "antipatriotique". L'utilisation d'un VPN (réseau privé virtuel) qui permet d'accéder à Twitter en contournant le blocage au Nigeria, sera également considérée comme une infraction, a prévenu le ministre de l'Information, bien qu'aucune loi en ce sens n'ait été votée au Parlement. 

Un outil d'expression et de contestation

Plus de 120 millions de Nigérians ont aujourd'hui accès à Internet, et près 20% d'entre eux, soit 40 millions de personnes, disent avoir un compte Twitter, selon le cabinet d'étude statistique basé à Lagos, NOI Polls. Ce chiffre extrêmement élevé - la France par exemple ne compte que 8 millions d'abonnés - s'explique notamment "par sa population nombreuse et jeune, mais aussi par le poids de sa diaspora, aux Etats-Unis notamment, ou par la notoriété mondiale des stars nigérianes" du cinéma ou de la musique afropop, analyse pour l'AFP Manon Fouriscot, cofondatrice d'Afriques Connectées. 

Mais les études révèlent également que Twitter, contrairement à d'autres réseaux sociaux, est en grande majorité utilisé au Nigeria pour "donner une voix aux sans-voix", ou encore "interpeller le gouvernement sur ce qui ne va pas dans le pays", selon NOI Polls. "Twitter est, au Nigeria et de plus en plus sur le continent, un moyen pour les sociétés civiles de s'exprimer, de se mobiliser, d'alerter l'opinion publique internationale", souligne Manon Fouriscot, experte de 

l'usage des réseaux sociaux en Afrique. 

Le réseau social a joué un rôle important dans le débat public, avec des mots-dièses ayant eu un grand écho, comme #BringBackOurGirls ("Ramenez nos filles"), devenu viral lors de l'enlèvement de 276 écolières par les islamistes de Boko Haram en 2014. En octobre dernier, le mouvement #EndSARS contre les violences de l'unité de police SARS, qui s'était transformé en mouvement de la jeunesse contre le pouvoir en place, avait d'abord explosé sur Twitter avant de descendre dans la rue. Porté par des icônes de l'afropop aux millions d'abonnés, et ensuite relayé par de grands influenceurs internationaux, #EndSARS fut pendant deux jours, le mot-dièse le plus partagé au monde. Les manifestations qui ont suivi ont été les plus importantes de l'histoire moderne du Nigeria, faisant craindre une déstabilisation du pouvoir avant d'être matées dans le sang. 

Un contrôle croissant sur les médias

"Ces dernières années, le gouvernement nigérian a renforcé le contrôle des médias en ligne", note Kian Vesteinsson, chercheur à Freedom House, organisation de surveillance des droits de l'Homme. "Les journalistes nigérians et les groupes de presse assurent avoir été la cible de surveillance numérique et victimes de cyber-attaques en lien avec des forces de sécurité", assure ce spécialiste des questions de technologie et de démocratie. 

Les organisations de défense de droits humains affirment également que cette disposition enfreint les principes de liberté fondamentales instituées par la Constitution de 1999, date officielle de la fin des régimes militaires. "Le bâillonnement de Twitter est surtout un moyen de bâillonner les médias", assure le responsable web d'une importante chaîne de télévision à l'AFP. "Nous devons réagir, car si nous ne réagissons pas à ça, ils peuvent encore aller plus loin." 

En novembre 2019, déjà, le gouvernement avait durci les mesures de régulation des médias et de lutte contre la désinformation sur les réseaux sociaux, un durcissement perçu par la société civile comme une restriction de la liberté d'expression. 

"Le Nigeria est retourné à la dictature"

Un groupe de médias, DAAR Communications, a annoncé avoir porté plainte pour atteinte à ses intérêts économiques. Certains médias, comme Arise TV, continuaient d'utiliser Twitter pour partager les informations du jour, depuis leurs bureaux en Angleterre ou aux Etats-Unis pour contourner la directive. 

"Le Nigeria est retourné à la dictature", a estimé sans ambages Kola Tubosun, écrivain nigérian, dans un éditorial du magazine international Foreign Policy. "On a le sentiment d'être en 1984, gouverné par un régime militaire", écrit-il en référence à l'année où Muhammadu Buhari, à l'époque général, a pris la tête du pays la première fois, après un coup d'Etat. 

L'Express