La chronique de Pierre Ganz : Suicide et journalisme

aoû 04, 2017

La responsabilité est au cœur de l’éthique du journalisme. Il est des sujets où un travail mal fait peut avoir des conséquences graves. C’est le cas du suicide, qu’il s’agisse du récit d’un cas particulier ou d’une enquête sur le fond.
Selon l’OMS, plus de 800 000 personnes se suicident chaque année. C’est plus que le nombre de personnes tuées dans les guerres ou par homicide. Et tous les spécialistes le disent : il y a un effet Werther, du nom du personnage de Goethe qui met fin à ses jours par amour. Son geste avait été imité en Allemagne et en Europe par de jeunes lecteurs du roman et le livre avait été interdit dans plusieurs pays pendant plusieurs décennies. Exemple de cet effet Werther il y a quelques années au Sri Lanka : les journaux avaient raconté le suicide d'une écolière sans épargner aucun détail, d’une façon « excessive et spectaculaire » avait condamné le Press Council of Sri Lanka. On avait enregistré dans les deux mois 8 cas identiques de suicide de collégiennes.

Cela ne signifie pas que les journalistes ne doivent pas parler de suicide. Mais cette éthique de la responsabilité leur impose des précautions. C’est d’abord le respect de la vie privée. Certains médias ont choisi de ne pas citer les noms, voire de ne pas mentionner un suicide commis dans un lieu privé. Dans tous les cas de ne pas évoquer les suicides de mineurs - le suicide est la seconde cause de mortalité dans le monde chez les 15 / 29 ans. D’autres de n’évoquer un suicide survenu en public que s’il a eu des conséquences sur l’ordre public, mouvement d’émotion collective ou gêne importante liée aux moyens de secours par exemple. Dans les jours qui suivent, les proches des victimes ne devraient pas être sollicités d’une façon intrusive : respecter leur douleur et leur intimité, par exemple au moment des obsèques, est une règle déontologique et simplement humaine.

Quand il s’agit d’une personnalité connue, il est impossible d’anonymiser. Mais il faut éviter de « saluer » le geste de mettre fin à ses jours comme quelque chose d’admirable, de beau ou de positif. Certains médias avaient ainsi parlé de la mort de l’acteur Robin Williams en 2014 comme d’une « libération de ses démons ». Des spécialistes de la santé mentale ont estimé que l’expression pouvait inciter à l’imiter.

Le vocabulaire a d’autres pièges dont les journalistes doivent avoir conscience : parler de suicide réussi ou raté selon que la personne concernée meurt ou vit a quelque chose d’inconvenant, d’absurde, et confère un aspect positif au geste. L’OMS suggère les expressions « suicide abouti » ou « tentative de suicide non aboutie ».

Bien évidemment, il faut avant tout s’interdire le voyeurisme et le sensationnalisme. Le plus souvent, le mot suicide ne devrait pas être utilisé en « une ». On peut annoncer dans un titre la disparition de quelqu’un sans l’utiliser. Les détails « techniques » sur le mode opératoire ont leur place dans un rapport médico-légal, pas dans un article de journal. Ils peuvent choquer les proches, et surtout donner des idées à des personnes en souffrance. Il est aussi souvent inutile de préciser le lieu du suicide pour éviter autant la tentation d’imitation au même endroit que les effets de pèlerinage morbide, lorsqu’il s’agit de la mort d’une personnalité.

Le bon sens le proclame, les professionnels de la santé le disent: on ne sait jamais exactement pourquoi quelqu’un met fin à ses jours. Il n’y a pas d’explication simple à un tel geste. Les journalistes ne peuvent ignorer ce constat. Cela signifie que les affirmations ou citations attribuant un suicide à un événement unique, comme un échec à un examen ou une rupture amoureuse, doivent être relativisées et accompagnées du rappel qu’il n’y a pas de cause unique à un suicide.

Enfin, être un journaliste responsable, c’est ne pas se limiter à relater les faits de suicide. C’est aussi faire connaître ce qui peut permettre de les éviter, comme les services d’écoute dont il est pertinent de rappeler les numéros d’appel. A Seattle après la mort du chanteur du groupe Nirvana Kurt Cobain, le nombre d’appel à Sos Suicide dont le numéro avait été largement diffusé dans les médias est monté en flèche, et il n’y avait pas eu d’effet Werther.

Ces remarques relèvent de la déontologie du journalisme, parce qu’un journaliste ne peut ignorer l’impact social de son activité. Parce qu’il doit éviter d’inciter à la haine ou à la violence, comme disent les chartes éthiques et les codes de « bonnes pratiques », et que le suicide est une violence.

Voir le livret de l’OMS sur le sujet La prévention du suicide: Indications pour les professionnels des médias (update 2008) (French) [pdf, 3.59Mb]