Guerre de l’information : Sputnik et RT, instruments d’influence de la Russie

avr 18, 2017

Lancées en 2014 et 2015 en France, la plateforme multimédia et la chaîne d’information sont très présentes sur les réseaux sociaux. Ces deux médias sont désormais influents dans l’espace francophone.
Les médias russes ont fait une entrée remarquée dans la présidentielle française, courant février, quand Richard Ferrand, le secrétaire général du mouvement En marche!, a dénoncé leur «ingérence» dans la campagne. «Depuis plusieurs semaines maintenant, RT [anciennement Russia Today] et SputnikNews s’acharnent à répandre sur Emmanuel Macron les rumeurs les plus diffamatoires», affirmait le député dans une tribune au Monde.
Bien qu’ils réfutent vouloir influencer l’élection, cette accusation a fait apparaître Sputnik et RT en pleine lumière, un peu plus de deux ans après leurs lancements en France, respectivement fin 2014 et début 2015. La plate-forme et la chaîne ont su se créer un espace. Leurs contenus sont bien référencés par les moteurs de recherche et ils sont très présents sur les réseaux sociaux – RT est un des médias francophones les plus actifs sur Periscope. Cela lui a valu, selon son service de communication, de doubler son audience en 2016, pour atteindre 2,5 millions de visiteurs uniques par mois. Contacté, Sputnik revendique également un doublement de son trafic en France depuis juin 2015.
Flatter la défiance envers les médias
Difficile, toutefois, de rencontrer leurs représentants en France. RT, qui a plusieurs fois changé de locaux à Paris, n’a souhaité répondre au Monde que par l’intermédiaire de son service de presse à Moscou, par écrit. Un peu plus accessible, Sputnik a également tenu à répondre par écrit, en passant par la directrice de son bureau parisien, Natalia Novikova. Composée de quinze personnes, sa rédaction est installée au rez-de-chaussée d’un immeuble cossu du 17e arrondissement de Paris, propriété de l’Etat russe et ancien siège de l’agence de presse Ria Novosti, disparue fin 2014 mais dont la plaque figure encore à l’entrée.
Sur le plan éditorial, les sites se complètent. Leurs slogans sont proches: «On dévoile ce dont les autres ne parlent pas» pour Sputnik, «Osez questionner» pour RT. Deux positionnements destinés à flatter la défiance que les Français nourrissent envers leurs médias. Sputnik développe un style plus tabloïd que RT, d’aspect plus académique.
Il faut ajouter à ce duo la version française de Russia Beyond The Headlines, un site issu du journal gouvernemental Rossiyskaya Gazeta, propriété de la Fédération russe. «RBTH, c’est The Economist, Sputnik, c’est News of The World, et RT, c’est le cœur du dispositif, entre les deux», analyse le journaliste Nicolas Hénin, auteur de La France russe. Enquête sur les réseaux Poutine (Fayard, 2016).
«Logique de normalisation»
Ces nuances sont de forme. Le fond est commun: défense des positions russes sur les sujets internationaux comme la Syrie, bienveillance envers les figures souverainistes, couverture insistante des tensions sociales en France… Parmi les candidats à l’élection présidentielle, François Fillon et Marine Le Pen sont largement représentés sur les deux sites.
Si RT assure «ne pas avoir d’agenda politique» en France et si Sputnik dit couvrir «tous les grands partis», leur ligne est proche des médias de la droite souverainiste, comme Valeurs actuelles, dont le directeur, Yves de Kerdrel, a d’ailleurs été chroniqueur pour RT. Autre collaborateur régulier, cette fois pour Sputnik: Jacques Sapir, économiste europhobe, qui y réalise une chronique hebdomadaire.
Ce positionnement explique les nombreuses reprises dont les deux médias font l’objet à la droite de la droite. Professeure en études russes et auteure des Réseaux du Kremlin en France (Les petits matins, 2016), Cécile Vaissié évoque «l’effet de cascade» généré par la nébuleuse de sites, blogs ou comptes sociaux qui relaient ces contenus.
Ils ont pris conscience que d’être estampillés «médias du Kremlin» était nuisible. Ils sont dans une logique de normalisation
Nicolas Hénin

Interrogés, les deux médias assument à la fois, comme RT, être «une plate-forme pour les voix sous-représentées», mais revendiquent aussi une forme de normalité, affirmant, comme Sputnik, se contenter de «relayer ce qui se passe». «Ils ont pris conscience que d’être estampillés «médias du Kremlin» était nuisible, commente Nicolas Hénin. Ils sont dans une logique de normalisation.»
Il cite comme exemple la dépublication, sur Sputnik, d’articles complotistes comme celui titré «L’US Air aurait-elle descendu l’A320 allemand?» dans lequel une contributrice affirmait que l’avion de la Germanwings écrasé au sol par son pilote en mars 2015 aurait en fait pu être abattu par les Américains. Le site n’y voit qu’un simple «accident de parcours», mais il garde un goût pour certains sujets propices aux théories douteuses, comme les recherches sur les extraterrestres.
Placés sous la surveillance du CSA
Cette quête de normalisation est aussi un préalable à la grande affaire de 2017 pour les médias russes en France: la naissance annoncée d’une chaîne d’information en continu, RT France. L’objectif est de la lancer «en fin d’année», selon RT. Une arrivée retardée: la chaîne devait initialement voir le jour en 2016. Mais son budget prévisionnel a subi les effets de la baisse du rouble, ce qui a entraîné un report du projet. En décembre 2016, RT s’est vu allouer une rallonge de l’Etat russe de 1,22 milliard de roubles (19,8 millions d’euros). Une large partie est destinée à financer le lancement de la chaîne française, qui n’avait jusqu’ici qu’un budget annuel de 1 million d’euros environ.
Le volet réglementaire a déjà été mené à bien: une convention avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a été signée en septembre 2015. Celle-ci détaille des exigences de «pluralisme», d’«honnêteté» et d’«indépendance» assez précises, qui doivent permettre au CSA de surveiller de près les productions de RT. L’organe de surveillance a en tête la version anglaise de RT, qui a été à de nombreuses reprises épinglée par le régulateur, risquant même de perdre sa fréquence.
Un comité d’éthique
A Paris, la chaîne a promis de mettre en place un comité d’éthique au sein duquel sont annoncés trois «amis» de la Russie: l’économiste Jacques Sapir, l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse et le député (LR) Thierry Mariani. Ce dernier assure ne pas disposer d’éléments concrets sur le lancement de la chaîne, signe que le projet en est encore à ses préparatifs.
En janvier, RT a confié à un cabinet de recrutement spécialisé dans l’audiovisuel, TalentLinkr, la recherche d’un «managing editor» pour son site français. Signe particulier, selon l’annonce qui a alors circulé: «Un profil qui ne craindra pas la pression et qui sera capable d’endosser une politique éditoriale controversée.» Sur le modèle de sa version anglophone, rejointe par le présentateur Larry King, figure historique de CNN, RT pourrait tenter de convaincre des têtes d’affiche du journalisme français. Comme elle l’avait fait fin 2015, en confiant à Philippe Verdier, ancien «M. Météo» de France 2 licencié après la publication d’un livre contestant le consensus scientifique sur le réchauffement climatique, la couverture de la COP21.
RT encadrée par de jeunes Russes polyglottes
Le lancement de sa chaîne est aussi synonyme d’un changement de tête pour RT. Le média a été jusqu’ici dirigé en France par Irakly Gachechiladze, 35 ans. Un profil plutôt institutionnel adapté à la période pendant laquelle RT a monté son dossier auprès du CSA. La chaîne sera désormais dirigée par une autre figure, Xenia Fedorova. Après un MBA à Berlin, cette femme de 37 ans a travaillé près de dix ans dans l’orbite de RT. Elle a déjà dirigé RT en France pendant un an, avant de passer les deux dernières années à Berlin, à la tête de l’agence russe de production de vidéos Ruptly.
A son image, l’encadrement de RT est en partie composé de jeunes Russes polyglottes ayant souvent vécu à l’étranger. On peut encore citer Sviatoslav Shchegolev, interlocuteur à Moscou de contributeurs français et fils de l’ancien ministre de la communication Igor Shchegolev, qui fut correspondant à Paris de l’agence Itar-Tass dans les années 1990.
Malgré cette touche internationale, ces cadres nourrissent un état d’esprit obsidional face aux inquiétudes soulevées par l’essor des médias russes en France. Ils mettent en avant une rhétorique du renversement illustrée par ces propos de leur rédactrice en chef commune à Moscou, Margarita Simonian, fin février dans La Croix: «Chaque jour, la presse française publie des «fake news» sur RT, sur Sputnik, sur la Russie. Personne à Paris ne dénonce cette désinformation.»

Source : Le Temps