46e Assises de la presse francophone: Fake news, manipulations... avis de

déc 04, 2018

Face à l’avènement du numérique, les codes changent et imposent de nouveaux enjeux
«Le journaliste a une seule religion, celle du fait»
La nécessaire adaptation aux nouveaux médias sociaux

Menaces, secret des affaires, secret défense, difficile accès à l’information, fake news, intox... le monde du journalisme d’investigation est en pleine ébullition. «La publication l’an dernier des Panama Papers et cette année des Paradise Papers illustre combien le journalisme d’investigation a un rôle formidable à jouer dans la vitalité du débat démocratique», estime Julia Cagé, professeur d’économie à l’Institut d’études politiques de Paris, lors de la conférence inaugurale des Assises de la presse francophone, qui se sont déroulées à Conakry du 20 au 25 novembre 2017.
Un événement majeur, organisé par l’Union internationale de la Presse francophone (UPF), qui a accueilli plus de 300 participants de plus de 48 pays. Dès le démarrage, le ton est ainsi donné à ce qui a été une grand-messe des médias francophones durant laquelle personnalités médiatiques et politiques ont échangé et débattu des enjeux et des défis auxquels fait face la presse dans le monde francophone.
«Journalisme, investigation, transparence», le thème de cette année est au cœur des nombreuses préoccupations des professionnels. Grande qualité des débats et des intervenants, partages et concertations ont caractérisé ces 46es Assises de la presse francophone. Une presse francophone qui est aujourd’hui «un idéal, une ambition, un levier, un relais et une force que nous devons tous soutenir», a souligné Tidiane Dioh, Responsable du programme médias à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF).
Jusqu’où peut aller une investigation journalistique? Lutte de pouvoir, manipulations... que cachent les fausses informations? Comment combattre les rumeurs? Quels moyens pour limiter l’effet amplificateur des fausses infos sur le Web? Comment démêler le vrai du faux? Les journalistes doivent-ils se transformer en chasseurs de fausses informations? Le Web, menace ou opportunité? De grandes interrogations qui se posent avec force et qui poussent à une réflexion vitale sur les changements de modèle de la profession. Aujourd’hui, avec la société numérique, ces challenges concernent aussi bien les sociétés évoluées que les plus fragiles.
«Il faut se réjouir de la publication des Panama Papers et, en même temps, elle vient nous rappeler de manière très violente à quel point le journalisme d’investigation est en péril aujourd’hui», relève Julia Cagé. «Nous vivons une époque où l’information est rapide, où la profession du journaliste est attaquée et nous avons perdu ce que notion d’enquête, de rigueur signifie. Nous avons vraiment perdu la notion de l’importance de l’information indépendante et de l’importance du travail de journaliste», estime pour sa part Romaine Jean, rédactrice en chef magazines TV, RTS.
«Le journaliste a une seule religion, celle du fait», soutient-elle. Avec l’avènement du numérique, d’autres menaces beaucoup plus sournoises émergent. Ces nouvelles menaces s’appellent paupérisation, concentration de la profession, problème de formation.

Aujourd’hui, estime Romaine Jean, le journalisme d’investigation est plus nécessaire que jamais. Il a besoin d’indépendance, de rigueur, d’éthique, de courage aussi. «Ce sont ces valeurs qui font l’honneur de cette profession». Avis partagé par Christophe Champin, Directeur adjoint chargé des contenus numériques à RFI, pour qui ce type journalistique est indispensable face à la multiplication des réseaux sociaux «qu’on aime et qu’on déteste à la fois. Beaucoup pensent à tort que Facebook est une source d’information.
Nous devons, nous médias, être présents sur ces réseaux car il est important qu’une information documentée soit diffusée. Nous devons nous adapter à ces nouveaux canaux qui évoluent sans arrêt». Autrement dit, une marche forcée où les codes changent, imposent de nouveaux défis et transforment en profondeur la recherche, la production et la diffusion de l’information. Ces nouveaux moyens ont bousculé sur leur passage l’exercice d’une profession qui se pratique désormais à la vitesse grand V.
«Le journalisme d’investigation est indispensable pour un journal. Avec la multiplication des médias, il faut aller en profondeur, particulièrement pour la presse écrite, pour pouvoir répondre aux attentes du public», renchérit Abdelmounaïm Dilami, Président du Groupe Eco-Médias et Président d’honneur de l’UPF. «Le journalisme d’investigation c’est sortir du travail routinier et qui dit sortir de ce travail routinier, a de fortes chances que cela finisse devant les tribunaux».
Le conflit ou l’incompréhension entre le journaliste et le juge naît du fait que pour le juge au Maroc, «un fait n’est établi qu’une fois qu’il ait été l’objet d’un jugement définitif», souligne Abdelmounaïm Dilami. La solution adoptée devant les tribunaux est une stratégie de défense basée sur la forme seulement et non sur le fond. Et cela permet de gagner 80% des procès.
Le travail d’investigation se heurte aussi à un autre obstacle, et qui a fait l’objet d’une des tables rondes, le secret des affaires qui fait peser de lourdes contraintes sur le libre accès à l’information. «C’est un combat qui n’est pas gagné d’avance particulièrement sur notre continent», estime un intervenant. Même constat chez les professionnels du Nord rappelant la directive votée par le Parlement européen pour protéger le secret des affaires.

Une mesure qui a suscité un tollé chez les journalistes et les lanceurs d’alerte qui la considèrent comme une véritable arme contre la liberté d’informer. Secret et transparence sont ainsi intimement liés. Dans différentes régions du monde, des lois garantissant l’accès à l’information ont fleuri parce que les citoyens doivent être informés sur les affaires publiques. Mais de nombreux domaines en sont exclus comme les secrets d’Etat, politiques, militaires...
Le phénomène de transparence opaque

De la belle musique guinéenne avant le coup d’envoi des 46es Assises de la presse francophone (Ph. Marco Cernogoraz)
Autre thème abordé lors de ces Assises, la frontière entre information et communication. «Informer c’est communiquer des faits et communiquer c’est délivrer un message. Aujourd’hui, la frontière entre l’information et la communication s’efface de plus en plus dans le quotidien des journalistes», souligne d’emblée Anne-Cécile Robert, chargée des relations internationales au Monde diplomatique.
Elle enchaîne sur un point préoccupant, à savoir l’extrême confusion dans laquelle s’installe le métier de journaliste. Plus subtilement, poursuit-elle, «il existe ce que j’appelle des phénomènes de transparence opaque et là la culture du fait ne nous est pas d’un grand secours». Ce phénomène est la mise en avant d’un fait avéré mais qui sert à dissimuler une réalité plus importante. Une tendance inquiétante, selon elle, car «des journalistes français qui travaillent parfois dans des conditions un peu moins difficiles que des collègues, y compris en Afrique, n’ont pas forcément les réflexes leur permettant de détecter des opérations de communication au détriment de leur mission d’informer parfois jusqu’au ridicule».
Les exemples sur l’actuel Président français n’ont pas échappé à son ton mordant: «La presse française parlait de lui, même quand il ne faisait rien. Un magazine a même titré un jour «“Emmanuel Macron marche sur l’eau”». Alors comment combattre ces dérives? En revenant aux fondamentaux du journalisme, à savoir l’indépendance, la rigueur, l’éthique, la déontologie.
Les Assises de Conakry ont ainsi permis de mettre à plat un grand nombre de préoccupations et de défis avec pour finalité de restaurer le cœur du métier de journaliste et de le repenser dans cet univers éclaté où l’information déborde à l’excès sur toutes les plateformes existantes. «Même si nous avons reconnu que les publics parfois ne recherchent dans les médias que le reflet de leurs propres convictions construites sur des clivages idéologiques et sociaux. Cela ne dédouane pas le journaliste de faire son job», rapporte Evelyne Owina Essomba, journaliste-reporter, CRTV au Cameroun.
Faire son job c’est en effet recouper, vérifier, synthétiser, analyser l’information. Les nouveaux canaux ne peuvent pas se substituer à l’expertise journalistique. Dans un univers de flux permanent, les médias devront continuer à approfondir, à expliquer, à mettre en perspective dans un monde de plus en plus complexe et foisonnant.
Après l’investigation et la transparence, le thème brûlant des migrations sera au cœur des Assises de la presse francophone 2018 qui se tiendront à Erevan, capitale de l’Arménie, en parallèle au Sommet de la Francophonie prévu dans ce pays sous le même thème.
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Dans les coulisses des Assises
■ Transporter, loger, restaurer plus de 300 participants de plus de 48 pays a nécessité une importante logistique et une machine bien huilée, menée par les équipes de l’UPF internationale (dont son infatigable Directrice exécutive Khadija Ridouane), en collaboration avec la section guinéenne. Le budget s’est élevé à environ 400.000 euros, principalement investis dans les infrastructures hôtelières, la restauration ainsi que le déplacement des journalistes durant leur séjour. L’UPF a bénéficié du soutien financier d’entreprises locales et internationales (OCP, Total, Bolloré...). De son côté, l’OIF a contribué à hauteur de 50.000 euros.

■ 250 ouvriers et 50 cuisiniers mobilisés à l’hôtel Noom de Conakry qui a accueilli les Assises. Ainsi, 80 kg de riz, 60 kg de poissons et 70 kg de viande sont chaque jour consommés par les participants et le personnel mobilisé pour toute la logistique.
■ Une borne de lecture a été placée à l’entrée de la salle de conférences et a permis aux participants de découvrir en 1, 3 ou 5 minutes des histoires courtes. Il suffisait d’appuyer sur la touche correspondante et un ruban de papier contenant une histoire s’imprime. Des bornes qui ont trouvé toute leur place à cet événement de Conakry, capitale mondiale du livre.

■ Une dizaine d’étudiants de l’Institut supérieur de l’information et de la communication à produire le quotidien des Assises. Une tradition que l’UPF a installé en nouant un partenariat avec une école de journalisme du pays hôte des Assises. Ainsi, ce sont 1.500 exemplaires qui ont été imprimés et distribués lors de cet événement.

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Verbatim

Alpha Condé, Président de la Guinée: «A ce jour, aucun journaliste n’est détenu en Guinée pour délit de presse. La dépénalisation pour délit de presse permet au journaliste de faire son travail dans les limites reconnues par la loi et de jouer son rôle de sentinelle de la démocratie avec responsabilité. La loi qui s’applique à tous signifie que nul n’est au-dessus d’elle... Disons-le, la liberté de la presse est une condition sine qua non pour la réussite de la démocratie, de la bonne gouvernance pour laquelle nous aspirons.
L’investigation soutient la transparence. Le débat de recoupement de l’information par le journaliste, c’est cela le journalisme. Ne pas accuser sans prendre l’avis de l’accusé et surtout ne pas se porter en procureur. La presse se doit plus que jamais de rester professionnelle pour entre autres conserver ses acquis. Le renforcement de la démocratie doit donc être un leitmotiv (...). Je voudrais rappeler à mes amis de la presse, tant nationale qu’internationale, que sans vous, je ne serai pas là aujourd’hui».

Madiambal Diagne, président international de l’UPF
«Nos Assises s’ouvrent dans un contexte de tension entre les médias guinéens et les pouvoirs publics. Le soutien de notre organisation, à l’endroit de nos confrères et consœurs qui sont confrontés à des entraves au libre exercice de leur profession, ne saurait souffrir d’aucune équivoque. Nous avons déjà appelé le gouvernement, les instances de régulation des médias guinéens et l’ensemble des journalistes guinéens, à faire montre d’ouverture, afin de juguler ces heurts qui ne peuvent pas manquer d’accompagner l’avènement d’un processus démocratique. Il n’en demeure pas moins que toutes violences, exercices à l’encontre de journalistes, nous heurtent et ne sauraient être acceptables pour l’UPF».

Jean Kouchner, Secrétaire général international de l’UPF: «Les questions de la liberté de la presse sont au centre des préoccupations dans tous les pays qui sont les nôtres. Les Assises de Conakry ont été l’expression d’exigence de votre part concernant l’Union de la presse francophone et si cela nous donne de grandes responsabilités, cela nous fait aussi un immense plaisir. Ce fut un grand cru».

Cheick Sacko, ministre guinéen de la Justice, Garde des sceaux: «Une presse responsable est indispensable. Sa mission d’informer et de sensibiliser à tout instant, fait d’elle la courroie de transmission entre gouvernants et gouvernés. N’est pas pour cette raison qu’on qualifie à tort ou à raison la Presse de 4e pouvoir?
J’en appelle donc à la conscience professionnelle de tous les acteurs potentiels de cette corporation pour le respect du contenu des instruments juridiques qui régissent le fonctionnement et l’exercice de ce noble métier».

Julia Cagé, économiste: «La naissance des consortiums internationaux de journalistes d’investigation est aujourd’hui une manière de mettre en commun des moyens et une nouvelle façon de repenser des médias travaillant ensemble pour produire de l’information plutôt que comme de simples entreprises privées se faisant concurrence les unes des autres pour maximiser leurs profits économiques et financiers».

Pierre Ganz, Vice président de l'OJD: «La déontologie n’est pas figée comme les Tables de la loi. C’est quelque chose de vivant. Mais je pense que les journalistes doivent rester le contre poing aux dangers du web qui sont notamment l’enfermement des citoyens dans des silos de pensée et que nous devons, nous journalistes, nous adresser à l’intelligence et à la curiosité des gens plutôt qu’à leur émotion et à leurs habitudes».

Meriem Oudghiri
Présidente de l'UPF-Maroc
Source : L'Economiste