Six mois après le début de la contestation en Algérie, comment se porte la liberté de la presse ? Éléments de réponse avec les journalistes invités à l'Institut du monde arabe.
Par Marlène Panara
Vendredi 22 février 2019. En ce premier jour de week-end, les plus grandes artères de la capitale, Alger, sont bondées. Drapeaux algériens et kabyles, panneaux représentant le chiffre 5 barré d'un trait rouge, slogans « antisystème »…, les Algériens bravent par dizaines de milliers – des militants des droits de l'homme parlent de 800 000 manifestants – l'interdiction de manifester en vigueur à Alger depuis 2001. Conscients du caractère historique du moment, de nombreux médias du pays relaient l'information, notamment sur leurs réseaux sociaux.
Depuis, Abdelaziz Bouteflika a démissionné. Et les péripéties des cadors du « système » algérien font, presque chaque semaine, la une des journaux. Une couverture médiatique qui redistribue les cartes. La révolution politique rime-t-elle avec révolution des médias ? La question a été l'objet d'un débat à l'Institut du monde arabe, vendredi 14 juin, dans le cadre du festival Arabofolies.
Les journalistes toujours sous pression
Et, pour Khaled Drareni, fondateur de Casbah Tribune, les choses n'ont pas vraiment changé pour les journalistes. « La liberté de la presse n'a pas drastiquement évolué depuis le 22 février, déplore-t-il. Les reporters continuent de subir des pressions, et des annonceurs, quand ils s'aperçoivent que vous couvrez les manifestations, vous lâchent. Et on a encore du mal à accéder à l'information. Les chargés de communication, par exemple, censés nous aider dans notre travail, sont aux abonnés absents. » Un constat partagé par Lynda Abbou, journaliste pour Maghreb Émergent, pour qui « les réflexes des autorités n'ont pas changé ». « Malgré les évolutions de ces derniers mois, c'est toujours compliqué de couvrir les manifestations sur le terrain », affirme-t-elle.
Dès le début des contestations, « le ministère de la Communication a fait passer un message aux médias algériens, explique Éric Chol, rédacteur en chef de Courrier International. Instruction a alors été donnée de parler et de commenter les revendications économiques des Algériens, plutôt que du rejet du cinquième mandat ». Lynda Abbou acquiesce : « On est toujours soumis à la censure et aux coupures Internet. » Pour preuve, le site TSA, qui relaie chaque vendredi les manifestations partout dans le pays, est depuis trois jours inaccessible depuis l'Algérie.
« Une fenêtre ouverte »
Malgré une contestation acquise dans presque tout le pays, faire son métier de journaliste reste donc difficile à l'heure actuelle. Mais, pour Éric Chol, « la révolution a laissé une fenêtre ouverte ». « C'est vrai qu'aujourd'hui la colère des journalistes s'exprime enfin, admet Omar Belhouchet, fondateur d'El Watan. Il y a une lame de fond qui dit stop à toute forme de censure. La révolution a desserré l'étau. » Illustration de ce constat, la démission de Nadia Madassi, en mars dernier. La journaliste – présentatrice du journal télévisé du soir de Canal Algérie depuis quinze ans – avait dû lire une lettre d'Abdelaziz Bouteflika à l'antenne. Une injonction qui l'avait rendue furieuse.
« Depuis le début des manifestations, on ne nous laisse pas travailler », avait d'ailleurs déclaré un de ses collègues à l'AFP. Une révolte des journalistes des médias publics « historique », pour Khaled Drareni. « La contestation nationale a libéré la parole. Aujourd'hui, la peur a changé de camp. » « Des journaux qui n'osaient même pas dire que le président était malade parlent désormais de la révolution », pense lui aussi Omar Belhouchet.
Une opportunité pour la presse en ligne ?
Une respiration dont pourrait bien profiter la presse en ligne. Car, si la contestation grouillait de toutes parts, Internet lui a donné un sérieux coup de pouce. La page Facebook lancée en octobre 2018, hostile au cinquième mandat, a joué un rôle dans la concrétisation de la colère des Algériens. « Dès le début du mouvement, la presse électronique a gagné en audience, explique Lynda Abbou. Les Algériens, qui avaient eu le sentiment d'assister à un jour historique ce 22 février, ont été incrédules de voir qu'à la télé on n'en parlait pas. »
La confiance dans les médias publics, déjà bien entamée depuis 1999, a été définitivement rompue. Non reconnue par la législation algérienne – donc dans l'impossibilité de dépendre d'un organe étatique – et peu sollicitée par les annonceurs, la presse en ligne bénéficie d'une bonne image auprès de la population. Une carte à jouer pour les entrepreneurs de la presse électronique, dans un pays en pleine révolution contre le pouvoir.
Autre avantage, une plus grande marge de manœuvre éditoriale. « Nous avons davantage de liberté d'expression que nos confrères du papier, admet Lynda Abbou. Eux peuvent subir le chantage des imprimeurs de l'État. Si un papier ne plaît pas, le journal n'est pas imprimé. » Un fait consternant pour le journalisme algérien, mais dont la presse en ligne pourrait tirer opportunité, dans un pays parmi les plus connectés d'Afrique.
Source : Le Point