Envoi de pourriel massif, alliance avec les libertaires du Web, robots, camions dans Bruxelles... A l'approche d'un vote serré au Parlement jeudi, les géants du Web tentent le tout pour le tout pour bloquer une directive qui les obligerait à payer davantage les contenus des éditeurs.
« Et dire que ce sont les mêmes acteurs de la tech qui travaillent avec les institutions européennes pour lutter contre la désinformation en ligne! ». Grégoire Polad, de l'association des télévisions commerciales (ACT) en Europe, n'en revient pas. Envoi de pourriel massif des députés européens jusqu'à saturer leurs boîtes d'emails, robots sur les réseaux sociaux, camions circulant dans Bruxelles, alliance de circonstance avec les libertaires du Web, dont, selon les partisans de la directive, les géants du numérique financent les lobbies... Les poids lourds d'internet ont lancé un véritable offensive pour tuer la directive sur le droit d'auteur à l' heure numérique, soumise jeudi à un vote décisif du Parlement européen.
Bruxelles n'en est pas à sa première campagne d'influence. Mais « une telle tension, c'est presque du jamais vu. On lutte contre une très grosse machine, très puissante », confie un lobbyiste du camp adverse, les pro-directive.
Vote serré
La directive droit d'auteur, initiée en 2016 par la Commission européenne, doit mettre les propriétaires de contenus en position de négocier de meilleures rémunérations avec les plateformes et les réseaux sociaux où circulent leurs oeuvres. Et, le cas échéant, exiger leur retrait. Aujourd'hui, Facebook ou Youtube se retranchent derrière leur statut d'« hébergeur passif », consacré par une directive de 2002 : ils fournissent les tuyaux mais ne sont pas responsables de ce qui y circule. Pour rééquilibrer la donne, la Commission propose d'obliger les plateformes à se doter de « mesures techniques » afin d'identifier les contenus protégés mis en ligne. Elle souhaite aussi instaurer un « droit voisin » pour les médias d'informations.
Après deux ans de débats très durs en commission juridique du parlement, la version mise au vote final ce jeudi affiche la même ambition. Le Conseil, ou siègent les Etats membres, a lui aussi validé un texte du même acabit au mois de mai. Si les eurodéputés donnent leur feu vert, les planètes seront alignées et la partie quasi jouée: le texte final devra être défini cet automne en trilogue, mais ne pourrait plus bouger sur le fond.
A l'opposé, un rejet par le Parlement rouvrirait beaucoup le jeu : le débat reprendrait en septembre, avec une nouvelle bataille d'amendements où les opposants seraient alors en position de force pour atténuer le projet. Or ce scénario n'est pas du tout à exclure. « Je crois que le bon sens des parlementaires va prévaloir, mais nous sommes assez inquiets, », déclare David El Sayegh, secrétaire général de la Sacem, le principal collecteur en France de droits de la musique. « Les groupes politiques sont divisés entre eux, et en leur sein. Cela va être très serré », confient plusieurs eurodéputés et hauts fonctionnaires.
Fini les vidéos de mariage avec AC/DC en fond sonore?
Emmenés en particulier par l'eurodéputée Julia Reda, du parti Pirate allemand, les opposants à la réforme sortent de fait l'artillerie lourde : ce ne sont pas moins que des « machines à censure » menaçant « la liberté d'expression », « la création » et « l'innovation » qui se profilent, arguent-ils. Adieu les Gifs, les Mèmes, les parodies, les partages d'hyperliens ou les vidéos personnelles sur fond musical, préviennent-ils, omettant que le texte contient pourtant différents garde-fous. Ce jeudi, les députés européens devront pas moins que « décider s'ils veulent sauver l'Internet ou le censurer », estime l'Edima, l'alliance qui regroupe à Bruxelles tous les géants du Web, dans ses communiqués de presse.
« C'est une véritable campagne de désinformation mais elle est puissante et peut faire des dégâts », se lamente un gradé de la Commission. Selon David El Sayegh, « le texte ne fait que mettre en balance des libertés fondamentales -celle de s'exprimer et celle d'être payée pour ses créations. L'article 13 de la directive prévoit que les contrats entre plateformes et ayants-droits doivent concerner également les contenus postés par les utilisateurs sur les plateformes. il n'y a donc aucun problème si la plateforme a conclu une licence avec les ayants droits ». Chez les éditeurs de presse, on note que « la liberté d'expression tant vantée par les libertaires aboutit à la mort de médias et à une information réduite aux blogs ».
Le pouvoir de négociation de YouTube
L'enjeu financier est conséquent. Mais c'est avant tout la brèche qui s'ouvrirait dans leur confortable statut d'hébergeur « passif », clef dans leur modèle économique, qui inquiète les géants du numérique. Ils refusent depuis longtemps le statut d'éditeur, à la grande colère de ceux qui le sont, comme les médias et qui sont soumis à des obligations.
Cela dit, il est difficile de savoir si une fois la directive passée, les éditeurs vont pouvoir négocier de fortes augmentations de prix de leurs licences avec les plateformes. «La direction de Warner Music a voulu retirer ses chansons de YouTube il y a quelques années mais les labels et leurs artistes se sont rebellés, car c'est un instrument de promotion très efficace, » dit un professionnel du secteur. Cela dit, la directive changerait la donne car elle instaurerait un cadre et de la transparence. « Nous voulons pouvoir identifier nos oeuvres et leur monétisation. Aujourd'hui, YouTube donne peu d'information et DailyMotion aucune », explique David El Sayegh. « L'idée n'est pas tant d'empêcher la diffusion des oeuvres que de permettre aux ayant droits d'avoir de la visibilité dessus », insiste l'eurodéputée socialiste Virginie Rozière.
Source : Les Echos