Le président de la République a entrepris de légiférer sur plusieurs domaines des médias et de l’information : loi sur la fiabilité de l’information, réforme de l’audiovisuel public, réforme de la loi du 30 septembre 1986, du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et adaptation de la directive européenne Service des médias audiovisuels (SMA), réforme de la loi Bichet et de la régulation de la distribution de la presse.
Ce chantier apparaît nécessaire et urgent, non seulement pour lutter contre les fausses nouvelles ou mettre les plateformes devant leurs responsabilités, mais encore parce que les médias et l’information sont réglementés par un empilement de lois, de règles et d’usages qui se sont installés au fil du temps et sont devenus obsolètes, voire contre-productifs.
Comprendre la genèse de la situation actuelle
L’historique de cet empilement permet de comprendre la situation actuelle. L’installation de la République à la fin du XIXe siècle a consacré la liberté de la presse par la loi du 29 juillet 1881. Cette loi n’a pas été votée dans l’urgence, mais après plus de 18 mois de débats au sein du Parlement. La lecture des débats de l’époque éclaire les exigences démocratiques des parlementaires, tout en montrant leur compréhension des enjeux et leur sens des responsabilités. Ils avaient même prévu de sanctionner les délits de fausses nouvelles.
Une société démocratique ne peut en effet prospérer que dans la liberté, dont la liberté d’expression et la liberté d’informer sont les archétypes. Ainsi, Eugène Pelletan, rapporteur de la loi de 1881 soulignait : « La liberté de la presse est une promesse tacite de la République au suffrage universel ». Le droit du public à être informé, qui fonde l’utilité sociale des journalistes et des médias, est au cœur même de la démocratie, comme le disaient les députés de 1881 et comme ne cesse de le rappeler dans ses arrêts la Cour européenne des droits de l’homme.
Ces principes intangibles ont permis l’épanouissement de la presse, mais à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, la naissance de la radio puis de la télévision, enfin d’Internet ont conduit à des distorsions. À la Libération, la nationalisation de la radio et de la télévision, le déploiement des aides à la presse et la mise sous tutelle de l’AFP, qui s’est émancipée depuis, ont fait de l’intervention de l’État à la fois une nécessité, une contrainte et un impensé.
Nécessité pour sauvegarder à coup de subventions et de règlements (la loi Bichet et ses déclinaisons) le secteur de la presse d’information, qui ne cesse cependant de décliner depuis les années 1970. Contrainte pour l’audiovisuel qui est ouvert à la concurrence privée à partir des années 1980, mais qui demeure encadré par une instance de régulation aux missions complexes et parfois contradictoires. Un impensé enfin, parce que l’irruption du numérique et de la mobilité n’ont longtemps été lues qu’avec les lunettes des « vieux » médias, sans voir que le développement des réseaux sociaux et des plateformes bouleversaient l’écosystème médiatique et culturel.
Or, l’ensemble des secteurs de l’information, de la culture et du divertissement subissent et en même temps favorisent la convergence numérique. Les règlements conçus pour la presse papier et pour l’audiovisuel sont devenus obsolètes, même si certains sont encore effectifs. Plus encore, d’autres sont contre-productifs. Ainsi, la loi Bichet et la distribution physique de la presse sont à bout de souffle, les aides à la presse maintiennent en survie des titres qui devraient faire leur révolution numérique, tandis que l’audiovisuel est toujours considéré comme le grand influenceur des opinions (le poids des images, le temps de parole) alors qu’il est concurrencé et dépassé par les usages des consommateurs qui passent de plus en plus par les plateformes numériques.
Parce que ces réglementations anciennes engendrent des effets pervers, tant au niveau des marchés qu’au niveau des consommations, des usages et des opinions, il est devenu nécessaire de redéfinir les missions des autorités de régulation, de l’audiovisuel public et de l’ensemble du secteur de l’information, de la culture et du divertissement. Mais en traitant de manière différenciée l’information, essentielle à la vie démocratique.
Des pistes peuvent être envisagées, dont certaines sont déjà en cours de discussion.
Lutter contre les « fake news »
La proposition de loi « relative à la lutte contre les fausses informations », ou « pour la fiabilité et la confiance de l’information », en débat actuellement à l’Assemblée nationale ouvre des pistes intéressantes et suscite des questions. Que le législateur souligne que la nécessité d’une information fiable est au cœur de la démocratie et le fasse savoir avec force est une bonne chose en ces temps de pensées troubles. Que les plateformes et les réseaux sociaux soient placés devant leurs responsabilités et que la loi les incite à prendre des mesures pour lutter contre les discours de haine et les fausses informations est un progrès certain.
Cependant, le risque est que cette loi soit inefficace, tant les rumeurs, bobards et autres intoxications répondent à une demande sociale fort ancienne. Surtout elle place le juge des référés en arbitre du vrai et du faux, au risque de donner un blanc-seing à des manipulateurs par manque de compétence ou de recul. Il serait sans doute plus intéressant de proposer aux lecteurs de fausses nouvelles la source originelle de cette pseudo information : « vous êtes libres de lire ce post, mais sachez d’où il vient ». En effet, pour combattre les « fake news », l’action de la société est plus efficace que la loi.
Définir clairement les missions du service public audiovisuel
Concernant l’audiovisuel public, le regroupement des forces des entreprises dispersées en 1974 lors de l’éclatement de l’ORTF est une nécessité, mais les modalités d’application demeurent complexes. Le risque est alors de perdre un temps précieux à bâtir un groupe cohérent en revenant sur plus de quarante ans de conventions, notamment sociales, et d’accord avec l’ensemble des acteurs de la filière. En revanche, les modalités de nomination des présidents de l’audiovisuel public ne sont pas un véritable enjeu : toutes les procédures sont critiquables (et seront critiquées), mais ce qui importe, c’est la définition claire des missions du service public audiovisuel (primat de l’audience ou des missions culturelles et démocratiques) et des moyens dont il dispose pour les accomplir (redevance et publicité).
Redéfinir les missions des autorités de régulation
En ce qui concerne les autorités de régulation, il faut redéfinir les missions des unes et des autres.
L’Autorité de régulation des communications et des postes (ARCEP) a fait ses preuves techniques et économiques et son périmètre doit être élargi de la régulation de la distribution électronique et de la Poste à celle de la presse et des médias audiovisuels. Il ne s’agit pas de faire intervenir l’ARCEP dans les contenus, elle n’aurait aucune légitimité ni aucun savoir-faire en la matière, mais de regrouper l’ensemble des réseaux de distribution des médias sous la tutelle du même régulateur.
À l’heure de la convergence généralisée, la distribution de la télévision passe par la TNT, sous la tutelle du CSA, et par les box, sous la tutelle de l’ARCEP, mais aussi par les nouveaux distributeurs « Over the top (OTT) », qui ne sont pas régulés ; la distribution de la presse passe par les opérateurs télécoms, sous la tutelle de l’ARCEP, par la distribution physique en kiosque, sous la tutelle de l’Autorité de régulation de la distribution de la presse (ARDP) et par la distribution des abonnements par la Poste, sous la tutelle de l’ARCEP ; en revanche, la distribution par portage n’est pas régulée mais soumise au marchandage permanent des aides à la presse entre le ministère de la Culture et les intérêts corporatistes des groupes de presse. On voit bien que cette situation ne peut durer. Une ARCEP rénovée et au périmètre élargi serait armée pour négocier avec les plateformes aussi bien qu’avec les opérateurs télécoms, les groupes audiovisuels ou les groupes de presse.
Depuis 1989, le CSA est chargé de la régulation du marché et des programmes audiovisuels. Sa légitimité provient de la concession de fréquences appartenant à la Nation et des missions de contrôle des programmes, dont les politiques ont toujours craint les effets néfastes sur l’opinion ou sur les jeunes publics. Graduellement, le CSA s’est emparé à juste titre de la représentation dans les programmes des minorités ou de la lutte contre les discriminations sexistes, sociales, religieuses ou ethniques. Le Parlement et le Conseil constitutionnel lui ont également confié la gestion des temps de parole politique, pendant les périodes électorales et en dehors de ces périodes. Au risque de créer une comptabilité tatillonne, dont les effets pervers nuisent à la vie démocratique.
La question la plus préoccupante reste que le CSA, parce qu’il n’existe pas de conseil de presse en France, s’est progressivement emparé de la déontologie de l’information, sans en avoir les compétences ni les capacités. Il faut donc cantonner la tutelle du CSA aux programmes, hors information, cette dernière devant être régulée par une instance indépendante. Ainsi recentré, le CSA pourrait se consacrer pleinement à ses missions de protection des publics et de régulation du marché de l’audiovisuel.
Plaidoyer pour un Conseil de presse
Un Conseil de presse (CP) ou un Conseil de déontologie journalistique (CDJ), tels qu’il en existe dans dix-huit pays de l’Union européenne, instance d’autorégulation indépendante des pratiques de l’information doit être créé en France. Un CP ou CDJ n’est ni une autorité politique, ni une autorité administrative, ni une structure corporatiste, ni un ordre professionnel. Ce n’est pas un tribunal des journalistes et des médias, mais une instance de médiation tripartite entre les médias et le public sur les questions déontologiques. Ce n’est pas le lieu d’une police de la pensée, puisqu’il ne s’intéresse qu’aux faits, pas aux commentaires, pas aux choix éditoriaux des rédactions, ni aux lignes rédactionnelles des éditeurs.
Un Conseil de ce type ne saurait être piloté par les pouvoirs politiques, même s’ils peuvent en être les instigateurs en créant les conditions de sa mise en place. Un tel Conseil doit regrouper, sur la base du volontariat, les journalistes, à travers leurs syndicats et associations, les entreprises de médias d’information, quel que soit leur support, et des représentants du public. Les pouvoirs publics peuvent donc inciter médias et journalistes à rejoindre une telle instance, notamment en conditionnant certaines aides à l’adhésion au Conseil de déontologie ou en insérant dans les conventions passées avec les entreprises audiovisuelles l’obligation d’adhérer à ce Conseil. Un tel Conseil est compatible avec l’initiative « Journalism Trust Initiative » de Reporters sans frontières (RSF).
Ce temps de réformes, si elles sont bien menées avec une vision globale, doit permettre de retrouver des marges de manœuvre à l’égard des GAFA, de rénover le rapport des Français à l’information en sécurisant la confiance et de renforcer les médias tout en améliorant leur régulation. En bref, de restaurer la fonction des médias comme tiers de confiance dans la société démocratique.
Patrick Eveno
Professeur émérite en histoire des médias, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Source : Le Monde
N.B : L’UPF internationale, qui soutient la création d’un conseil de presse, participe également à la mise en place de l’Initiative pour la fiabilité de l’information («Journalism Trust Initiative ») aux côtés de Reporters Sans Frontières