Une opinion de Guillaume Grignard, chercheur en sciences politiques au Cevipol, à l'Université libre de Bruxelles.
L’agressivité de "gilets jaunes" envers les journalistes témoigne du gouffre qui sépare les élites d’une frange de la population paupérisée. Il est nécessaire que ce fossé se réduise.
Le contexte : ce week-end des 24 et 25 novembre, le mouvement des "gilets jaunes" a fait la Une des journaux en France et en Belgique francophone. Dans ces deux pays, un phénomène attire particulièrement l’attention : l’agressivité des manifestants envers les journalistes. Une équipe de la RTBF a ainsi été bousculée à Feluy tandis qu’en France, certains gilets jaunes ont traité les médias - BFM TV en particulier - de "collabos". Notre contribution voudrait éclairer ce débat et s’intéresser aux liens qu’entretiennent journalistes et mandataires politiques. Nous proposons ici une synthèse d’éléments issus d’enquêtes de terrain.
L’effet d’agenda
Cela fait très longtemps que les sciences sociales s’interrogent sur le rôle des médias et leur impact sur la vie politique d’un pays. On peut citer des théories comme "l’effet d’agenda" qui consiste à savoir comment un média peut imposer un sujet dans le débat politique, ou la question du "pouvoir" des médias sur les opinions des électeurs. Déjà en 1978, Blumler et son équipe se demandaient si la télévision "faisait élection" (1). Ces travaux s’inscrivent dans une production de longue date initiée par l’américain Paul Lazarsfeld en 1945, qui a mesuré pour la première fois dans nos démocraties modernes l’impact d’un média sur les choix politiques des citoyens lors d’une élection (2). La réflexion sur les liens médias-politiques aura donc bientôt 75 ans d’âge et le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle continue à faire débat encore aujourd’hui où les réseaux sociaux sont devenus le nouveau lieu de recherches des politologues.
Ils jouent autour de la même table
Les manifestants ont-ils raison de crier à une connivence ? Les médias sont-ils à la solde du pouvoir ? C’est une question difficile et il faut y apporter une réponse nuancée. Néanmoins, les enquêtes de terrain montrent clairement que s’il n’y a pas une nette connivence, médias et politiques jouent bien autour de la même table de jeu. Ils sont socialisés ensemble et il est juste de dire que les médias traditionnels connaissent mieux les mandataires politiques que les "gilets jaunes". Les journalistes ont les numéros de téléphone des hommes et femmes politiques et inversement. Ils déjeunent ensemble avant une matinale radio ou ils débriefent une discussion à l’issue d’un débat télévisé. Il y a du conflit entre ces deux joueurs et des émissions comme À votre avis sur la RTBF ou C’est pas tous les jours dimanche sur RTL-TVI sont deux arènes de ce conflit. Mais, c’est un conflit "mis en spectacle" (3) entre deux acteurs qui coproduisent les codes de leurs disputes. L’annonce du retrait de la vie politique de Laurette Onkelinx en 2017 a ainsi été abondamment et élogieusement commentée par l’ensemble des médias, saluant le départ d’une excellente joueuse.
Collaboration avec le pouvoir
Cette socialisation, plutôt que connivence, a de fortes conséquences sur la couverture du mouvement social des "gilets jaunes". Les médias sont confrontés ici à un acteur qui refuse le jeu : multiples porte-parole, pas de programme structuré, apologie de la violence ("si on ne casse rien, on ne nous entend pas", disait en résumé un manifestant à Paris, samedi 24 novembre), mais en même temps condamnation de cette violence par d’autres "gilets jaunes". De manière similaire à l’émergence de personnalités fortes de la gauche radicale, le défi est de taille pour les médias qui doivent accueillir un nouvel acteur pas du tout prêt à accepter le plateau tel qu’il est proposé.
Le discours d’une "collaboration" de BFM TV avec le pouvoir peut dès lors se comprendre à l’aune de cette socialisation qui font des médias et des mandataires politiques, les acteurs d’un même jeu. Ces propos injurieux et hostiles aux journalistes ne sont pas neutres. Ils témoignent du gouffre qui sépare les élites d’une frange de la population plus paupérisée que d’aucuns nomment un peu trop rapidement le peuple. Il est nécessaire que ce fossé se réduise. Une démocratie ne peut pas se maintenir si des catégories aussi importantes s’ignorent et se méprisent. Plus que des réponses politiciennes pour changer le prix de l’essence, il semble nécessaire que les médias et les mandataires politiques apportent une réponse socialisante, afin que des acteurs aux intérêts divergents acceptent de s’affronter autour du même jeu. Ce conflit balisé étant la base du contrat social que théorisait jadis Jean-Jacques Rousseau, ciment de notre société.
{(1) Jay G. Blumler, Roland Cayrol, Gabriel Thoveron, "La télévision fait-elle élection ?" Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1978.
(2) Je ne peux que conseiller la lecture de cet ouvrage de référence sur le sujet : Grégory Derville, "Le Pouvoir des médias" (4e édition), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2017.
(3) Marc Abeles, "Le Spectacle du pouvoir", Paris, Éditions de L’Herne, 2007.}
Source : Libre. be