Nos confrères de la Radio Télévision Suisse s’inquiètent : une votation populaire doit décider le 4 mars 2018 du maintien ou non de la redevance. Un choix qui pourrait menacer l’existence même du service public helvète. Le cas suisse n’est pas isolé, en France ou encore au Canada, les médias de service public sont aussi les cibles de coupes budgétaires et de mesures politiques.
Un sondage publié début décembre dans la SonntagsZeitung et le Matin Dimanche révèle qu’une majorité des Suisses interrogés (57%) approuvent l’initiative « No Billag ». 34% d'entre eux s’opposent à la fin de la redevance qui assure le financement des radios et télévisions publiques (SSR) ainsi que des médias régionaux et, en partie, des télévisions privées du pays.
En Suisse, le débat sur le maintien ou non de cette redevance s’est accéléré. Les défenseurs et les opposants à cette redevance sont entrés en campagne en vue de la votation populaire du 4 mars prochain.
Le porteur de l’initiative du « No Billag », Nicolas Jutzet, est président du comité de campagne de Romandie et du mouvement des Jeunes libéraux radicaux. Cette initiative est également soutenue par le parti Union Démocratique du Centre (UDC), parti politique suisse conservateur et nationaliste.
Pas de redevance, pas de SSR
Selon les arguments développés sur le site de l'initiative contre le maintien de la redevance TV et radio en Suisse, il ne s'agit pas de demander la suppression de la SSR qui pourra toujours être financée par la publicité ou les abonnements, selon eux. Il s'agit surtout de redonner à chacun "la liberté de choisir" comment ou pour quel média dépenser les 451 francs suisses déboursés annuellement par chaque ménage.
L'argument pécuniaire est de taille dans le discours des partisans du "no billag". Leur initiative vise à améliorer "la qualité́ de vie des citoyens", pour qui "l’abolition de cette dépense obligatoire est vitale."
La fin de la redevance pourrait, selon eux, favoriser la concurrence et diversifier ainsi davantage l'offre médiatique dans le pays.
Dans l'autre camp, l'inquiétude domine. Pour la présidente de la Confédération Doris Leuthard le constat est simple : pas de redevance, plus de SSR.
Porte ouverte aux chaînes privées et étrangères, plus de retransmissions sportives (assurée uniquement par la SSR à ce jour). Doris Leuthard s'inquiète de la disparition de la SSR qui propose des contenus de même qualité sur l'ensemble du territoire au plurilinguisme et au multiculturalisme particuliers. Une "mission" de service public rendue possible par le partage équitable des moyens financiers.
« La SSR, une association privée et autonome, fonctionne à l’image du pays. Pour protéger les minorités linguistiques, elle applique une péréquation financière interne: ainsi, les Romands, qui ne contribuent que pour 23% du montant total de la redevance, en reçoivent 33%, soit 10% seulement de moins que la Suisse alémanique, qui verse pourtant 73% des moyens à disposition », résument nos confrères du quotidien Le Temps.
La présidente veut, par ailleurs, abaisser le montant de la redevance de 451 à 365 francs suisses.
Radio Canada "démantelée" ?
La situation suisse n'est pas isolée. Sous le gouvernement de Stephen Harper, Radio Canada a également connu d'importantes coupes budgétaires affectant notamment la production et la technique. « On avait la sensation qu’on nous démantelait », raconte la correspondante de TV5, Catherine François. Derrière ces restrictions, selon elle, un choix purement idéologique. « Le gouvernement d’alors voyait comme une nuisance la manière dont Radio Canada couvrait la politique gouvernementale.»
« Cette saignée s’est arrêtée le 19 octobre 2015 avec le retour au pouvoir des libéraux qui ont mis l’accent sur un financement stable et insistent sur le fait qu’un service audiovisuel public digne de ce nom existe », souligne la journaliste. Mais récemment, le gouvernement Trudeau a quelque peu failli dans son soutien à l’audiovisuel public canadien en acceptant de ne pas taxer le service de vidéos en ligne Netflix qui ouvre sa plateforme au Canada.
France Télévisions malmenée
En France, l’audiovisuel public est financé par une redevance (136 euros), la publicité et des dotations d’Etat. La présidente de France Télévisions, Delphine Ernotte fait l’objet d’une motion de défiance votée, mardi 12 décembre, par 84% des journalistes.
Ce vote intervient après les annonces d'économies supplémentaires de 50 millions d’euros exigées par le gouvernement ainsi que les annonces de coupes budgétaires sur les émissions « Complément d’enquête » et « Envoyé spécial ».
La motion de défiance votée par les journalistes de France Télévisions intervient aussi après les propos tenus par le président Emmanuel Macron lors d'une rencontre et rapportés par Télérama, début décembre. Il qualifiait l’audiovisuel public de «honte pour nos concitoyens, [c’est] une honte en termes de gouvernance. » Quant aux raisons qui poussent le chef de l'Etat à ces considérations ? Elles sont lapidaires : «Parce que c’est très cher, pour une absence de réforme complète depuis que l’entreprise unique [à France Télévisions, ndlr] existe ; pour une synergie quasi inexistante entre les différents piliers des entreprises publiques ; pour une production de contenus de qualité variable ».
Que disent toutes ces mesures et ces attaques politiques visant les médias publics francophones ? Pourquoi sont-ils remis en cause ? Ont-il encore un avenir ? Patrick Eveno, professeur à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste des médias apporte son éclairage. Entretien.
La remise en cause du service public vient bien souvent des gouvernements de droite - voire influencés par l’extrême droite.
Patrick Eveno, professeur spécialiste des médias.
Pourquoi remettons ainsi en cause les médias de service public ?
Patrick Eveno : L’audiovisuel public est malmené dans beaucoup de pays européens, je parle des pays démocratiques développés. Cela a commencé en Angleterre sous le gouvernement de David Cameron qui a essayé de remettre en cause le budget de la BBC. C’est la même chose à Radio Canada.
Cela vient bien souvent des gouvernements de droite - voire influencés par l’extrême droite. Leur argument c'est que la redevance fait payer des impôts pour rien. Si on la supprime ou si on la diminue, cela va plaire au peuple.
Il y a un côté un peu populiste. Mais c’est fondamentalement la remise en cause du modèle du double secteur qui s’est institué en Europe dans les années 1930 avec la radio et, dans les années 1950, avec la télévision : secteur privé, secteur public.[Jusqu'en dans les années 1980, le service public a le monopole de l'audiovisuel en France, ndlr] Ce double secteur permet de faire une différence entre la télévision de masse qui risque d’être trop populaire et trop bas de gamme ; et une télévision plus ambitieuse qui veut instruire, cultiver, distraire mais avec un peu plus d’ambition culturelle. On n’a pas, par exemple, cette remise en cause de ce duo privé/public aux Etats-Unis où le secteur public est quasiment inexistant.
C’est vraiment une remise en cause qui a commencé en Angleterre. Et maintenant, en Suisse où ce sont les populistes suisses qui disent à quoi bon payer une redevance chère alors que maintenant on a plein de radios, de télévisions et que le peuple n’a pas besoin de payer autant pour une télévision publique alors que l’on peut avoir une télévision privée.
Est-ce que la disparition des médias publics peut remettre en cause la diffusion de l’information ?
La Suisse est un pays très libéral donc ça ne pose pas trop de problème mais il est vrai que le service public assume un certain nombre de missions que ne pourraient pas assumer le service privé : les réseaux multilingues, la couverture des cantons reculés... En France, par exemple, si on supprime les services publics, Radio France d’Outremer et France Ô risque de disparaître parce que ce n’est pas rentable et finançable par la publicité.
France Télévisions n’arrive pas à se réformer, se restructurer pour proposer une télévision à la fois meilleure et moins coûteuse.
Derrière l’idée de service public, il y a l’idée de faire du sens commun à travers une population et de toucher aussi bien les riches que les pauvres et les populations reculées aussi bien que les populations des métropoles, etc.
En même temps, dans beaucoup de pays et c’est ce qui se passe en France actuellement, le service public prend parfois des mauvaises habitudes d’incapacité à se réformer. C’est notamment le cas de France Télévisions qui, depuis des années, n’arrive pas à se réformer, se restructurer pour proposer une télévision à la fois meilleure et moins coûteuse.
On voit bien que les coupes budgétaires qui ont été faites par les gouvernements conservateurs en Angleterre ont contribué à relancer la BBC. Ils ont été obligés de licencier un certain nombre d'employés. Et en même temps, ils ont réaffirmé le prima de la BBC. Mais c’est aussi parce ce que les Anglais y tiennent beaucoup. Depuis les années 1930, la population apporte un soutien massif à la BBC qui a été très importante pendant la Seconde Guerre mondiale parce qu’elle a combattu sur tous les fronts et dans des dizaines de langues pour aider à la victoire. Ce passé fait que les Anglais ne veulent pas se passer de ce média mais ils veulent quelque chose de plus percutant, de plus réformé, de meilleur marché aussi.
Si un service public tel que la SSR, en Suisse, disparaissait, y’a-t-il un risque de désinformation, de mettre en danger la démocratie ?
Ce n’est pas une évidence que le service public peut effectivement apporter une information plus neutre, plus distanciée mais il peut aussi ne pas bien remplir ses missions.
Les services publics sont des outils de propagande, bien plus que des outils de la démocratie.
Il y a beaucoup de pays où il n’y pas de service public ou le service public est très faible et où l’information n’est pas en péril. Et puis, inversement, on pourrait dire que dans des pays du type de l’Europe de l’est ou de la Russie, les services publics sont des outils de propagande, bien plus que des outils de la démocratie.
Finalement, supprimer la redevance, n’est-ce pas redonner aux téléspectateurs le choix de ce qu’ils veulent regarder ?
C’est une façon aussi d’appauvrir leur choix. Il faut bien que tout ce système soit financé quelque part. C‘est soit la publicité, mais le marché publicitaire n’est pas extensible, soit la redevance, soit l’abonnement.
Il y a peu de gens qui s’abonnent à la télévision pour l’information. Ils s’abonnent surtout pour le divertissement, les séries, les films ou le sport. Cela risque d’aboutir à un appauvrissement pour tout ce qui est l’information. Pour le reste, il n’y a pas de soucis car les gens regardent leurs séries et le sport sur leur ordinateur, il n’y a pas besoin de redevance.
Source : TV5Monde