Jamais un nombre aussi important de journalistes a été emprisonné. Informer en Algérie reste condamnable, pire un crime. Témoignage du rédacteur en chef d'«Algerie Part», soumis à une interdiction de sortie du territoire national.
Par Abdou Semmar*
Rédacteur en chef d' «Algérie Part»
Tribune. Prison ferme, garde à vue, arrestations arbitraires et interrogatoires musclés, ces dernières semaines, la presse en ligne en Algérie a subi une répression sans précédent depuis la fin des événements tragiques de la décennie noire des années 90.
J’ai passé pas moins de dix-sept jours en prison. Enfermé à la prison d’El-Harrach, le plus grand bagne d’Alger, je n’ai pas compris jusqu’à aujourd’hui encore quel était mon crime. Cependant, les enquêteurs de la gendarmerie nationale m’ont fourni une seule et unique explication qui fait froid dans le dos : «Algérie Part est une organisation criminelle» ! Oui, Algérie Part, le média que je dirige depuis près d’une année et demie a été qualifiée par les enquêteurs de la brigade la plus puissante de la gendarmerie algérienne «d’organisation criminelle». Mon téléphone a été réquisitionné, mes puces téléphoniques saisies, mes mots de passe subtilisés, toute mon intimité a été violée, mon Facebook et mes messageries soigneusement fouillées depuis le 23 octobre à partir de 15 heures.
La veille, nous célébrions en Algérie la journée nationale de la presse. Une journée ponctuée par un encourageant message du président de la République, Abdelaziz Bouteflika, où il est affirmé que le journaliste algérien est «protégé par la loi, Dieu et le Président» dans sa quête de la vérité. Mais moi, le jeune journaliste de 34 ans, je n’ai jamais été protégé par une quelconque instance de mon pays depuis le 23 octobre.
Alors qu’aucune plainte n’a été encore déposée contre moi, je fus convoqué, par téléphone, dans les locaux de la brigade de la gendarmerie pour subir un sévère interrogatoire dont le seul but était de m’informer que mes articles portent atteinte à la sécurité de l’Etat et l’intégrité de personnalités influentes comme le Wali (préfet) d’Alger ou un magnat des médias propriétaire de la plus grande chaîne de télévision privée du pays. J’ai tenté, en vain, d’expliquer que mes articles ne sont pas des coups de couteau, des balles de revolver. J’ai tenté, en vain, d’expliquer que je ne suis pas un criminel pour se retrouver menotté, jeté dans une cellule exiguë et nauséabonde. Mes articles étaient appuyés par des documents authentiques, des déclarations de sources dont l’identité est clairement précisée.
Placé sous détention préventive
J’ai tenté, en vain, d’expliquer aux enquêteurs de mon pays les principes élémentaires du journalisme. Mais ce journalisme a été qualifié de prime abord de «crime». Dès ma présentation devant un juge du tribunal de Bir Mourad Raïs, la sentence tombe comme un couperet : placé sous détention préventive à la prison d’El-Harrach.
Le choc fut énorme. Le bouleversement sans équivalent. Merouane Boudiab, journaliste et mon associé à Algérie Part, Adlène Mellah, directeur du média en ligne Dzairpresse, connaîtront le jour même un sort similaire. Quelques jours plus tard, Lyes Hadibi, le directeur du site d’information Al-Djazaïr 24, nous rejoint à la prison d’El-Harrach. A Constantine, à l’est du pays, c’est un autre journaliste, Zeghileche Abdelkrim, patron de la web radio Sarbacane, qui est enfermé au nom des mêmes chefs d’inculpation : «diffamation et atteinte à la vie privée».
En Algérie, dénoncer la corruption, les faits de dépravation financière, casser les tabous de la morne vie politique du pays, c’est atteindre à la vie privée, menacer les institutions de l’Etat. Jamais, au grand jamais, dans l’histoire de l’Algérie contemporaine, un nombre aussi important de journalistes ont été emprisonnés d’un coup dans le sillage d’une procédure expéditive qui renseigne sur le degré d’indépendance de notre justice.
Et pourtant, l’article 50 de la Constitution algérienne est précis et clair : «La liberté de la presse écrite, audiovisuelle et sur les réseaux d’information est garantie. Elle n’est restreinte par aucune forme de censure préalable. Le délit de presse ne peut être sanctionné par une peine privative de liberté.» Aucun juge devant lequel nous avons comparu n’a respecté cette disposition vitale de notre Constitution.
Il aura fallu plus de deux semaines d’une intense mobilisation internationale menée par Reporters sans frontières et la diffusion de plusieurs articles sur les médias internationaux ainsi qu’une solide solidarité confraternelle à l’intérieur du pays pour contraindre les autorités algériennes à revoir leur copie. Les uns après les autres, nous avons été relâchés. D’autres encore croupissent en prison comme Zeghileche Abdelkrim. Mais les séquelles demeurent ineffaçables. A la veille de l’élection présidentielle de 2019, la liberté d’expression a été combattue avec un acharnement inquiétant. Une violence qui a soulevé l’indignation générale des Algériens. Les avocats, les défenseurs des droits de l’homme, les activistes et militants démocrates, toutes ces corporations se sont regroupées avec nous dans un vaste réseau de mobilisation en faveur des libertés publiques en Algérie. Et l’opinion publique a exprimé sa solidarité.
Interdit de reportages à l’étranger
Le combat vient à peine de commencer. Aujourd’hui encore, je vis comme un «prisonnier». De manière unilatérale et illégale, j’ai été soumis à une interdiction de sortie du territoire national. Je ne peux ni participer à des colloques internationaux ni faire des reportages à l’étranger. Depuis ma remise en liberté le 8 novembre, mes avocats n’ont trouvé aucune trace légale à cette interdiction de sortie du territoire algérien. Pas un seul juge, pas un seul tribunal, n’a reconnu qu’il est le commanditaire de cette mesure radicale qui me prive de ma liberté de voyager, de me déplacer à l’étranger.
C’est une autre forme d’emprisonnement qui ne dit pas son nom. Au-delà de la bataille judiciaire que, nous les journalistes algériens, nous menons sans aucun répit, une autre bataille engage l’avenir de notre profession : la décriminalisation du journalisme indépendant et engagé. Ce journalisme qui dérange, titille doit cesser d’être un crime aux yeux des autorités algériennes. Et dans cette lutte, nous en sommes conscients, la censure et la répression nous attendent de pied ferme. Peu importe. Nous avons déjà goûté à leurs prisons…
Source : Libération
* AbdouSemar est membre de l'UPF