Médias : Doit-on nommer ou non l'auteur d'un attentat ?

mai 03, 2019

« Qu’y a-t-il dans un nom ? » Surtout quand l’actualité n’est pas rose ? Beaucoup, aux yeux de la première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern, qui a promis mardi de ne jamais prononcer le nom du tueur des mosquées de Christchurch. Une approche d’anonymisation vers laquelle les médias tendent sans l’épouser totalement.
Devant les parlementaires rassemblés à Wellington quelques jours après la tuerie ayant causé la mort de cinquante personnes, Mme Ardern a affirmé que « par cet acte terroriste, il recherchait beaucoup de choses, mais l’une d’elles était la notoriété ». Elle a aussi imploré les gens de prononcer « les noms de ceux qui ne sont plus plutôt que celui de l’homme qui les a emportés ».
Au fil des différents attentats, la question commence à se poser de plus en plus dans les organisations médiatiques, qui doivent relayer ces nouvelles, souvent très rapidement. Parallèlement, des groupes s’organisent aussi, notamment aux États-Unis, pour mettre de la pression sur les entreprises de presse afin qu’elles évitent de partager le nom des auteurs de ces drames. D’ailleurs, en octobre dernier, quelque 150 spécialistes américains de ce type d’événement ont diffusé une lettre ouverte demandant aux médias d’agir en ce sens.
En janvier, en réaction à la tuerie de la grande mosquée de Québec, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) a d’ailleurs fait paraître un outil en ligne pour éclairer les journalistes qui doivent travailler sur un événement dramatique.
« Nous, ce qu’on met en avant, c’est un principe de précaution, qui est d’éviter de nommer à outrance l’auteur [des tueries], raconte Dave Poitras, conseiller scientifique spécialisé à l’INSPQ. D’un point de vue scientifique, on a parcouru plusieurs études, et il n’y a pas d’idées arrêtées sur l’anonymisation, il n’y a pas d’études scientifiques qui démontrent un lien de cause à effet entre [le fait de] nommer l’auteur et sa glorification, la contagion et l’imitation de ce type d’événement. »
Au Devoir, il a été décidé de nommer le tueur une fois dans les textes à titre informatif, mais d’éviter le plus possible de le répéter par la suite. Du côté du diffuseur public Radio-Canada, la directrice générale de l’information, Luce Julien, a senti le besoin de faire paraître un « Mot de l’info » sur la couverture radio-canadienne de la tuerie de Christchurch.
« Il ne faut pas empêcher l’information de circuler. Notre premier rôle, et j’y tiens, c’est d’informer le public, statue d’emblée Mme Julien en entrevue au Devoir. Ce n’est pas parce que la première ministre de la Nouvelle-Zélande le demande qu’on va cesser » de nommer le tueur.
Mme Julien estime qu’il reste matière à réflexion sur le sujet, mais se demande « comment ne pas nommer et en même temps bien informer le public ? »

Quel effet ?

Aux États-Unis, le code de déontologie de la Society of Professionnals Journalists « a une règle assez intéressante : “Seek truth and minimize harm”, dire la vérité en évitant de causer une nuisance. C’est comme ça qu’il faut le voir », croit le professeur titulaire en communication à l’Université d’Ottawa Marc-François Bernier.
Le professeur en éthique et déontologie du journalisme croit que les médias ne sont jamais la seule cause du passage à l’acte des acteurs des tueries, « mais sont toujours en cause, une des causes, c’est une variable intermédiaire », voire mineure à côté du tempérament des individus, de leur contexte familial.
Du même souffle, M. Bernier ajoute que les médias ne peuvent pas faire comme s’ils n’avaient pas d’impact. « Leur but, c’est d’aller chercher un effet social, ne serait-ce que pour la démocratie, mais ça peut avoir des effets néfastes, on ne peut pas être aveugles à ça. »

Éducation

Le psychologue et professeur de psychologie à l’UQAM Louis Brunet scrute les enjeux du terrorisme et de la violence depuis plusieurs décennies. Il y a quelques années, il a décidé de ne plus nommer les acteurs d’actes terroristes ou de tueries lors des conférences auxquelles il participe.
« Et surtout ceux qu’on appelle les loups solitaires, les acteurs de terrorisme individuel, souligne M. Brunet. Il y a une compensation narcissique énorme et pathologique, si on veut, dans leur mouvement de radicalisation. Et j’ai réalisé qu’il y en a qui disent presque textuellement des choses comme “Je vais devenir immortel” ou “Les gens vont me connaître”. »
À ses yeux, les médias doivent éviter d’accorder trop de notoriété à celui qui a commis des crimes du genre, mais « ce sur quoi il faut réfléchir, ce n’est pas pour celui qui a commis le geste, pour moi, c’est pour les autres » qui pourraient s’en inspirer.
Mais le professeur Brunet croit que la censure ne marche pas, car « ceux qui veulent se radicaliser, ils trouvent tout ce qu’ils veulent trouver sur Internet. Il faut plutôt faire de l’information et de l’éducation, c’est plus productif que de dire qu’on n’en parle pas ».

Comment dire les choses

Au-delà du nom, il y a la façon de dire les choses qui compte beaucoup, précise Dave Poitras de l’INSPQ. Il faut par exemple « relativiser l’importance des tueries de masse » pour diminuer les effets de panique et le sentiment d’insécurité.
Il faut aussi privilégier un vocabulaire neutre lorsqu’on parle d’une tuerie, précise l’INSPQ, en évitant « une description macabre qui exacerberait le côté violent. Il faut plutôt parler de tuerie, d’homicides multiples, de fusillade si c’est le cas, et éviter de parler de massacre et ce genre de terme qui renvoie à un imaginaire plutôt violent ».
Toutes ces réflexions, rappelle Marc-François Bernier, s’inscrivent dans un contexte où les médias voient leur crédibilité élimée. « C’est aussi une bonne politique que d’expliquer au public pourquoi [agir de telle manière]. Il faut expliquer, il ne faut pas laisser la méfiance s’instaurer. C’est une discussion qu’on peut avoir avec le public et qui aide à atténuer ou prévoir les critiques abusives ».

Le Devoir