Les médias peuvent-ils analyser sous le coup de l’émotion ? Comment séparer le fait du commentaire ?

déc 06, 2019

Le panel de cet atelier était constitué de Aneta Gonta, Vice-Présidente de l’UPF Moldavie, Patrick Nyiridandi, journaliste et présentateur à RBA au Rwanda, Arnaud Froger, journaliste Français, responsable Afrique de RSF et Loïc Grasset, grand reporter et correspondant de guerre en Asie (vit en Thaïlande).
Modérateur : Olivier Piot (grand reporter en France)

Par Evelyne Owona Essomba,
chef de Chaine TV CRTV NEWS et vice-présidente de l’UPF Cameroun

On dénombrait environ 70 participants à l’atelier. Le modérateur Olivier Piot a indiqué d’entrée de jeu les axes de réflexions contenus dans l’intitulé du thème sous la forme interrogative : La capacité des médias à garder la lucidité analytique face à l’émotion et les formules pour marquer de manière claire, la distinction entre le fait et le commentaire.
Sous ce prisme, il est apparu, avec Aneta Gonta, que la réalité Moldave est un cas d’école qui illustre la difficulté des journalistes à opérer des choix professionnels et objectifs dans un environnement qui repose sur le ressort essentiel de la désinformation, de la guerre idéologique, des tabous et des non-dits. Dans ce petit pays de l’Europe de l’Est, où la religion orthodoxe est prégnante, les médias sont le terrain de jeu par excellence des politiques, tous propriétaires de groupes de média. En Moldavie, la presse est soit de droite, c’est-à-dire pro-européenne ; soit de gauche, c’est-à-dire, pro-Russe.
A côté de cela, il y a la délicate question identitaire qui charrie toute sorte d’émotions entre nostalgie du grand ensemble qu’était l’URSS et les lobbies pro-indépendantistes. Le journaliste moldave évolue au quotidien dans cette poudrière ou l’émotion est un outil de propagande ; et le commentaire, le mode opératoire privilégié.

A en croire Patrick Nyiridandi, le Rwanda présente un tableau à peu près semblable. 20 ans après le terrible génocide qui a fait plus d'un million de morts, l’émotion collective est encore perceptible. Elle nourrit le quotidien de tous les rwandais, y compris les journalistes. Il est difficile de trouver le juste milieu. Le martyrologue est présent dans le discours ambiant. La catharsis qui consiste à construire et promouvoir un discours de tolérance, de pardon et d’apaisement est un long processus qui doit gagner les cœurs. Les journalistes y participent autant qu’ils peuvent. Un processus de réconciliation et de pardon a été mis en place par les autorités avec les tribunaux participatifs « GACACA » qui ont permis aux bourreaux de purger leurs peines, tout en travaillant auprès de victimes dans les communautés ou ils ont commis leurs actes, en essayant de reconstruire ce qui avait été détruit par leurs actions destructrices
Malgré cela, toute la corporation au Rwanda porte le stigmate de la culpabilité historique. On sait que la radio « Mille collines », de triste mémoire, a joué un rôle essentiel dans le dispositif des crimes à grande échelle d’avril 1994. C’est sur les ondes de cette radio très écoutée que les appels au génocide étaient lancés, invitant, incitant les populations à « faire le travail » de nettoyage ethnique, allant même jusqu’à indiquer dans les détails les méthodes les plus sordides pour y arriver. Cette tâche de sang reste un symbole de culpabilité partagée. L’enjeu ici est donc de redorer l’image de toute une profession. Mais la seule volonté des journalistes rwandais à construire une presse responsable ne suffit pas encore à s’imposer dans une société encore à fleur de peau.

Après ces deux cas d’école, les deux derniers panélistes ont présenté quelques initiatives menées pour aider à sortir de l’ornière des émotions. D’abord Loïc Grasset et son concept de néo-journalisme. L’idée est de rester au plus près possible de la réalité du terrain. Dans la conduite des reportages, on incarne les sujets en suivant des personnages. Le récit n’est plus écrit de manière linéaire, il suit les courbes du parcours d’un personnage principal. C’est le principe des docu-fictions qui recréent des réalités parfois jouées par des acteurs.
Mais cette approche présente le risque d’une scénarisation à outrance qui laisse une trop grande marge à l’imaginaire et donc au risque de biais. Quelques exemples illustrent la difficulté des journalistes à exercer leur métier au quotidien dans certains pays d'Asie.
C'est le cas de la Chine, pays fermé aux réseaux sociaux. La Thaïlande est marquée par ses nombreux tabous. Un journaliste peut aller en prison pour un post sur Facebook ou un tweet ! Cette épée de Damoclès réduit la possibilité de prise de parole spontanée. En Corée du Sud, réaliser le moindre vox-pop dans la rue est une vraie gageure. Les gens qui acceptent de vous parler vous demandent souvent d’écrire les réponses que vous souhaitez entendre. On tombe là dans un autre travers, celui de la fabrication de la réalité.

Arnaud Froger, lui, propose le fact-checking comme méthode imparable contre la manipulation sous le coup de l’émotion. C’est ce que promeut « Africa check », la plateforme mise sur pied pour le continent avec pour mission la production d’une information de qualité. C’est également un mécanisme de recours pour un média qui souhaite vérifier une information. La plateforme pourrait l’orienter vers des sources contradictoires ou simplement mener elle-même la recherche.
Un autre projet est en gestation et devrait voir le jour au cours du premier trimestre 2020, c’est la « Journalism Trust Initiative" ( JTI). Ce projet porté par RSF voudrait établir un certain nombre de standards. L’idée ici est de labeliser ou de certifier un média qui aura démontré son engagement et sa capacité à produire une information de qualité en s’aliénant les principes éthiques et déontologiques. Cela pourrait susciter un réveil de la responsabilité du journaliste vis-à-vis des informations qu’il choisit de publier. La certification donnera ainsi aux médias de visibilité, notamment auprès du public, des plateformes, des réseaux sociaux et des organes de régulation. Il s'agit de redonner un avantage comparatif à ceux qui font bien leur travail.

La phase des échanges a été très riche en contributions. On a discuté du frein que pourraient constituer des postures éditoriales qui se nourrissent de l’émotion. Une idée est revenue sur la course à l’info immédiate. La vitesse de diffusion d’une information a été pointée du doigt comme l’un des freins à l’analyse. Les modèles d’apprentissage du journalisme ont été pointés du doigt, l’absence auto-critique et d’auto-régulation au sein des rédactions aussi.
En concluant nos échanges, un consensus s’est établi autour de la nécessité pour les rédactions de mettre en place des mécanismes de mentoring et de tutorat. Il est apparu que les jeunes journalistes doivent être préparés à faire face à l’émotion. Tout le monde n’est pas naturellement doté de la capacité à prendre du recul, à garder son sang-froid, à exercer son discernement. Il y a un savoir-faire à discuter et à partager. Et cela relève de la responsabilité des rédactions. /-

Evelyne Owona Essomba