La chronique de Pierre Ganz : Rapporter des faits de harcèlements, d’agressions sexuelles et de viols

fév 08, 2018

Les journalistes ne peuvent pas rester en dehors des débats ouverts après les révélations sur le comportement du producteur américain Harvey Weinstein et la vague de témoignages de femmes victimes de harcèlements, d'agressions sexuelles et de viols qui déferle sur les réseaux sociaux.

Rendre compte de ces sujets pose plusieurs questions d'ordre déontologique. La plus immédiate concerne la reprise dans les médias des accusations portées sur Twitter ou Facebook. Si les témoignages ne citent pas les harceleurs ou décrivent des situations où ils ne sont pas identifiables (dans le cas du harcèlement de rue ou dans les transports publics par des inconnus par exemple), il n'y a aucune raison de ne pas les répercuter. Le journaliste ne doit pas sans raison valable susciter des doutes sur la crédibilité des personnes qui racontent ces harcèlements : leur témoignage est en soi un fait d'intérêt public. Une autre question est posée par ces témoignages spontanés sur les réseaux sociaux : faut il citer les noms des personnes concernées ? Il n'y a aucune raison de taire celui d'une victime qui prend la parole sur un compte Facebook ou Twitter ouvert à son nom : c'est un acte délibéré et ne pas la citer serait nier sa volonté de parler. Pour le nom de l'agresseur désigné, deux principes s'opposent : le respect de la parole de celle - ou plus rarement de celui - qui témoigne de ce qu'elle ou il a vécu, et le respect de la présomption d'innocence de la personne qu'elle ou il nomme.

La frontière est l'intérêt du public à connaître ce nom, le "plus" que sa divulgation apportera ou pas à l'information. Quand il s'agit d'une personnalité connue, son identification peut servir l'intérêt du public à être informé. Celui qui sollicite la confiance, l’attention ou les suffrages du plus grand nombre doit avoir un minimum de cohérence entre ses actes privés et ses propos publics. Taire un nom connu dans de telles affaires peut même contribuer à alimenter rumeurs et hypothèses quand est dénoncée une personnalité dont la fonction, l'âge, l'environnement sont détaillés. Evidemment, le journaliste donnera la possibilité de répondre à l'accusation, dans le même article ou très rapidement. Quand il ne s'agit pas d'une personnalité connue, le nom n'apporte le plus souvent rien de plus à l'information du public et ce n'est pas parce qu'il est cité par la victime qu'il doit forcément être repris par les journalistes. Dans tous les cas, la remarque de la psychiatre Marie-France Hirigoyen, auteure de Le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien (éditions La Découverte-Syros), dans une récente interview au site français Mediapart, est à prendre en considération : "pour dénoncer des comportements violents, il ne faut pas utiliser d’autres types de violences, et le nom mis sur la place publique sans enquête peut être considéré comme une violence". Mais cette question de l'anonymat se pose aussi et d'abord pour les victimes. Ce que la journaliste canadienne Michèle Ouimet appelle "la peur de vivre avec l'étiquette "violée" peut conduire à vouloir témoigner anonymement.

Dans de nombreuses sociétés, cette peur a une réalité physique : l'humiliation, l'ostracisme, parfois la violence, qui s'ajoutent au traumatisme de l'agression. Le journaliste doit éviter d'amplifier les conséquences de ce qui s’est passé. Il doit avoir conscience de sa responsabilité vis-à-vis de la victime dont il envisage de révéler le nom. La stigmatisation des victimes est une discrimination à laquelle les médias ne doivent pas contribuer. En Inde, c'est la loi qui interdit la "divulgation d'un nom et la publication de renseignements qui pourraient mener à la divulgation de l'identité" des victimes de crimes sexuels. Namita Bhandare rédactrice en chef du quotidien économique de New Delhi Mint déplore que ses confères "se concentre[nt] sur la survivante et sa famille " ce qui "donne lieu à du sensationnalisme et ne fait pas grand chose pour endiguer la violence sexuelle" . Recueillir les témoignages Dans tous les cas, il ne faut identifier nommément la victime de harcèlement, d'agression ou de viol qu'avec son accord éclairé. Il faut l'informer de ce que signifie la divulgation de son nom, sans abuser de sa situation de sidération ou de faiblesse, en lui laissant le temps d'y réfléchir. Dialoguer avec elle demande du temps, du respect. Répondre à une journaliste femme peut donner à la victime un sentiment de sécurité plus grand qui facilitera sa parole. Il faut lui laisser le choix du moment et du lieu. Il faut aussi éviter de lui demander de raconter son histoire en présence d'une équipe importante. Lorsqu'il y a traduction de son récit, il est mieux d’avoir recours, dans la mesure du possible, à une interprète qu’à un interprète. Enfin, il ne faut en aucun cas forcer une victime à témoigner. "Personne ne devrait jamais être forcé de parler en détail d'un événement aussi traumatisant que le viol" écrit le centre de recherche sur le journalisme et les traumatismes de la Columbia School of Journalism*.

Les journalistes doivent rendre compte judicieusement. Ni trop, ni trop peu. Décrire dans les détails une agression revient à flatter ou à susciter le voyeurisme. Rester extrêmement discret sur les faits peut affaiblir ou même décrédibiliser le témoignage de la victime. La même prudence doit guider le choix des mots. Les utiliser à bon escient est une exigence déontologique. Il y a des victimes, des personnes qui accusent, et il y a des agresseurs, des personnes accusées de violence. Il y a des délits - le harcèlement, l'agression - et des crimes - le viol. Faire ces distinctions n'est pas du juridisme, mais de la rigueur. A juste titre, des associations féministes attirent également l'attention sur des expressions qui minimisent les faites. "Crime passionnel" en est une. Cette notion ne figure dans aucun code pénal. Son utilisation atténue la gravité des faits, comme si tuer son conjoint ou sa compagne était moins grave que tuer un tiers. L’usage d'autres mots porteurs de sens confine à la prise de position. Les verbes "avouer" ou "reconnaître" utilisés pour rapporter les propos d'une victime par exemple. Le collectif de journalistes "Les femmes à la une" souligne qu'écrire ou dire «elle avoue avoir été violée» laisse croire à un rôle joué par la victime dans son agression, et une forme de culpabilité". Il suggère d'utiliser plutôt l’expression «a été violée» ou «a subi un viol». D'autres conseils, éditoriaux, figurent dans le document rédigés par ce collectif.** Enfin, il n'est pas vain de balayer devant sa porte. Le harcèlement sexuel existe aussi dans le journalisme. De nombreuses journalistes en ont témoigné ces dernières semaines. Ces comportements n'ont pas plus leur place dans une rédaction que dans les milieux qui font l'objet de reportages accusateurs ou d'éditoriaux indignés. En changer concerne aussi la déontologie de l'information, tant il est vrai que les comportements et les préjugés de l'individu transparaissent dans le travail du journaliste.

Pierre Ganz.

* https://dartcenter.org/topic/sexual-violence ** https://prenons-la-une.tumblr.com/post/153517597146/le-traitement-m%C3%A....