Les 48e Assises de l’UPF à Yaoundé ont été consacrées à la place des émotions dans la vie et le travail des journalistes. On ne reviendra pas ici sur l’ensemble de ces échanges, très riches, entre 400 journalistes. Mais comment déontologie du journalisme et émotion peuvent-elles se conjuguer pour produire de l’information ?
Cela a été dit et répété à Yaoundé : les émotions sont universellement humaines et donc au cœur du journalisme. Celles ressenties par le journaliste comme celles de ses interlocuteurs. Une rencontre avec un témoin, un entretien avec une personnalité, un reportage, une analyse mettent en jeu des émotions. Une émotion (l’indignation par exemple) peut même être un moteur du journalisme. Sur le terrain, elle est presque toujours un fait parmi d’autres. Mais, comme l’a dit Latifa Akharbach, la présidente de la Haute autorité de la communication audiovisuelle du Maroc (HACA) « l’émotion doit être au service du décryptage du réel, elle ne doit pas devenir une stratégie ».
C’est là que quelques repères déontologiques sont utiles. Le premier est d’être conscient de ses propres émotions, de les identifier et de les maîtriser [1]. Un reporter de guerre dit qu’il faut « garder sa trouille au ventre et ne pas la laisser monter au cerveau »[2]. Un enquêteur affirme qu’il faut se méfier de l’indignation, la sienne et celle des autres, et mesurer sereinement ce qui la suscite. Dans tous les cas, la force de l’émotion ne doit pas interdire les doutes, les questions, les débats. Il est nécessaire de rester toujours à une certaine distance. C’est parfois facile - on n’applaudit pas à une conférence de presse-, même si le propos entendu fait l’unanimité. C’est souvent plus difficile, par exemple pour le journalisme de sport, ou devant une famille frappée par un drame, une foule pacifique victime d’une répression féroce. L’émotion est là, mais elle ne doit pas occulter les faits et leur complexité. Elle doit un aspect du dossier, de l’enquête. Elle ne peut en être l’alpha et l’oméga, au risque de réduire l’acte d’informer à « s’affliger des conséquences pour ne pas s’intéresser aux causes », pour reprendre une expression d’Anne-Cécile Robert lors de la conférence inaugurales des Assises de Yaoundé. Plus encore qu’au temps de la presse imprimée seule face au public, les médias sont des fabriques à émotions. Qu’on songe aux alertes poussées à chaque instant sur les téléphones, aux éditions spéciales dans l’audiovisuel, au rebond des messages sur les réseaux sociaux, à cette urgence permanente qui se nourrit davantage d’émotions, de commentaires d’émotions, d’émotions suscitées par ces commentaires que de faits, de rigueur et de raison. Alors, le journaliste se gardera de diffuser un message sous le coup de l’émotion. Sa déontologie lui dicte de prendre le temps de vérifier, de recouper encore et encore, de chercher la formulation la plus factuelle. L’équipe rédactionnelle s’interrogera avant de lancer une « édition spéciale » : les éléments dont on dispose déjà la justifient-ils, ou l’envisage-t-on d’abord parce «l’émotion est énorme », voire pour le shoot d’adrénaline d’un direct à chaud ?, est-on prêt à suspendre cette édition spéciale quand on aura diffusé toutes les informations dont on dispose, ou va t on les répéter dans un cycle de plus en plus émotionnel, alourdies par des commentaires de plus en plus éloignés du fait lui-même ? Garder la maitrise de ses émotions passe aussi par la maîtrise de son vocabulaire. Informer c’est utiliser le bon niveau d’expression, celui qui correspond le mieux aux faits. Un reporter doit écarter les mots que sa propre émotion ou celle des acteurs peut le conduire à employer mais qui rendent moins bien compte de la réalité. Ainsi parler de « scènes de guerre » à Paris parce que des heurts très violents opposent policiers et manifestants est céder à l’émotion du moment vécu. Parler de « vision d’horreur » ou d’apocalypse dans le compte rendu d’un accident peut parfois se justifier devant des corps atrocement mutilés, moins devant un enchevêtrement de tôles ou les gravas d’une immeuble effondré. Une bonne pratique est d’apprendre à échanger avec de personnes émotionnellement fragiles[3]. Le premier contact doit être humain et sensible - non, on ne braque pas la caméra sous le nez des gens encore sous le coup d’émotions violentes. Il faut maitriser sa propre émotion devant la détresse des témoins, tenir compte de leurs réactions émotionnelles pour conduire l’échange qui s’instaure, manifester une empathie mais la maitriser. Car le journaliste n’est là ni un proche ni un psy, mais un intermédiaire vers le public. Enfin, comme la déontologie est affaire de débats collectifs, une bonne règle de gestion des émotions est de ne pas rester isolé. En amont, la rédaction en chef ne doit pas hésiter à discuter avec l’équipe des risques émotionnels possibles autant que de la logistique et de l'objectif de la mission. Il faut rappeler que la détresse causée par l'exposition à un traumatisme est une réaction humaine normale et non une faiblesse. Que tout le monde n’est pas apte dans toutes les situations à savoir prendre du recul, à discerner ses émotions, à maîtriser les plus violentes. Que le refus de partir dans une zone dangereuse n’est pas une honte ou une faute professionnelle. Sur le terrain, les échanges avec les confrères sont une bonne façon d’identifier et d’évacuer des émotions interférant trop avec le travail de restitution des faits. La rédaction en chef doit maintenir un contact régulier avec le reporter, pour parler de son travail autant que de questions personnelles (moral, sommeil, alimentation) : si celles-ci sont trop dégradées, les émotions risquent de prendre le dessus et c’est la qualité de l’information délivrée au public qui en souffre.
Pierre Ganz
1- Il a été suggéré dans un des ateliers des Assises 2019 de l’UPF que les futurs journalistes suivent des formations à l’intelligence émotionnelle, qui permet une utilisation maîtrisée de ses émotions pour faciliter le processus de connaissance rationnelle.
2- cité dans Emotions de journalistes, de Denis Ruellan et Florence Le Cam -- Presses universitaires de Grenoble.
3- Il existe des formations pour cela par exemple le Dart Center for Journalism and Trauma : https://dartcenter.org/