La chronique de Pierre Ganz : Les journalistes, des citoyens comme les autres mais des justiciables davantage protégés

juin 20, 2019

La porte parole du gouvernement français Sibeth Ndiaye a affirmé il y a quelques jours que les « journalistes [étaient] des justiciables comme les autres ». Expression qui a été contestée : en effet, si les journalistes sont bien des citoyens comme les autres, ils ont droit à une protection spécifique dans le cadre de leur profession. Cette « exception » se retrouve dans le droit de nombreux pays démocratiques. Elle a de puissantes justifications.

Les journalistes ne sont pas au-dessus des lois. Ils doivent les respecter comme tout le monde. Dans leur comportement quotidien bien sûr : pas question d’invoquer l’urgence d’informer pour griller un feu rouge ou justifier un excès de vitesse. Dans leur comportement professionnel aussi : ainsi pénétrer sans autorisation dans une propriété privée est un délit, que l’on soit simple quidam ou journaliste. C’est à ce titre que des paparazzi sont parfois condamnées par les tribunaux.
Mais l’importance du rôle des journalistes dans une démocratie - donner aux citoyens les informations nécessaires à l’exercice de leur souveraineté - justifie qu’ils bénéficient dans certains cas de procédures judiciaires protégeant l’exercice de leur activité. C’est essentiellement le secret de leurs sources, « l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse » selon la Cour Européenne des Droits Humains, qui est « surprotégé ».

Ainsi, les journaux comme les domiciles des journalistes peuvent être perquisitionnés. Mais une procédure particulière est prévue dans certains pays. En France, ce sera la présence obligatoire d’un magistrat, alors que seule celle d’un officier de police judiciaire est requise chez un quidam. Récemment, le chef de la police de San Francisco a du présenter ses excuses à un journaliste après une perquisition à son domicile et à la saisie de documents, en violation de la loi de l’Etat de Californie protégeant les sources des journalistes. La loi américaine, c’est à noter, emploie parfois l’expression « privilège du journaliste ».

Autre disposition exorbitante du droit commun : le code de procédure pénale français prévoit que « les dispositifs de sonorisation de captation d’image » - autrement dit les écoutes et les photos ou vidéos enregistrées à l’insu des personnes - ne peuvent pas être mis en œuvre « dans les locaux ou véhicules professionnels d’une entreprise ou agence de presse [d’une] entreprise de communication audiovisuelle, de communication au publique en ligne [et] au domicile d’un journaliste ». De même la police ne peut utiliser de moyen de géolocalisation sur les locaux et véhicules utilisés par des journalistes.

Voilà des exceptions qui ne font pas exactement des journalistes des justiciables comme les autres.

Cela n’autorise pas à s’affranchir de la loi dans le cadre de son travail. Se procurer un document en commentant un acte illégal peut se conclure par la condamnation en justice du journaliste indélicat. Mais publier un document qui lui est remis est autre chose. Pour un journaliste, le droit de savoir des citoyens prime sur la question de l’origine d’une information. La cour suprême du Canada le dit en 2010 en validant la relaxe d’un journaliste auteur de révélations dans une affaire politico-financière : « Le délit a été commis par la source gouvernementale qui a fourni l’information [au journaliste]. (…) [Le journaliste] n’était pas tenu de s’assurer que sa source ne violait aucune obligation juridique en lui fournissant les renseignements, et il n’était pas tenu d’agir comme conseiller juridique auprès de cette source ».

Le respect de la vie privée d’autrui s’impose à tous, et les journalistes ne bénéficient pas d’une immunité les exonérant globalement de cette règle. Mais là encore, les juges considèrent que leur métier en fait des justiciables particuliers. On citera l’arrêt de la Cour d’Appel de Bordeaux, qui relaxe en 2017 les journalistes accusés d’avoir attenté à la vie privée de la milliardaire Liliane Bettencourt : « Dès lors que l’intérêt général est en jeu, la question de l’atteinte à la vie privée devient plus relative ; de plus, il faut rappeler qu’en publiant des extraits des conversations, les journalistes et le directeur de publication ont pris soin d’écarter les enregistrements dans lesquels Liliane Schueller-Bettencourt paraissait le plus en difficulté, qui pouvaient constituer une atteinte à l’intimité de sa vie privée ».
Un peu partout, la notion de « secret d’Etat » ou de « secret défense » est utilisée pour bâillonner les médias. S’affranchir de ces interdictions est le devoir des journalistes. Ils doivent alors protéger ces sources confidentielles, y compris en s’opposant à une demande de la justice. En 2005, l’américaine Judith Miller a fait 85 jours de prison pour avoir refusé de dévoiler sa source dans l’affaire de l’agente de la CIA, Valérie Plame. Ce n’est que parce que cette source l’a relevée de sa promesse de confidentialité qu’elle a témoignée et a donc été libérée.

Pour les professionnels de l’information, le dilemme est donc quelque fois entre le respect des lois et l’intérêt public d’une information. Cette notion n’autorise pas à publier ou à diffuser n’importe quoi pour faire de l’audience, au nom d’une prétendue attente des lecteurs ou téléspectateurs. Car comme l’écrit la B.B.C. dans ses conseils aux journalistes : « ce qui est dans l'intérêt public n'est pas la même chose que ce qui intéresse le public ».

Pierre Ganz