La chronique de Jean Claude Allanic : du jamais vu déjà vu

oct 03, 2019

C'est devenu un tic du langage journalistique. A tout propos, on se croit obligé d'ajouter : "du jamais vu depuis...". Faudrait savoir. On l'avait déjà vu ou on ne l'avait jamais vu ?

L'avantage du cliché, c'est qu'il peut être mis à toutes les sauces, qu'il s'agisse de manifestations politiques, du développement du tourisme, de l'augmentation ou de la baisse de la criminalité, d'un record de participation ou d'abstention dans une élection, etc.
On est en pleine canicule ? " Du jamais vu depuis 2003 ". Donc, du déjà vu !
A la rigueur, qu'on dise qu'on n'avait " jamais vu " un tel réchauffement climatique depuis deux siècles, pourquoi pas si on considère que cela remonte à bien loin (même s'il y a eu des périodes de réchauffement autrement plus importantes dans l'histoire de notre planète). Mais dire, comme je l'ai entendu récemment, toujours à propos de la météo, que c'était " du jamais vu " depuis 2017, cela n'a aucun sens. Je préfère cette formulation factuelle du " Monde " : « juillet 2019 : le mois le plus chaud jamais enregistré ».
On peut considérer la critique anecdotique. Sauf que de clichés en poncifs, d’approximations en inexactitudes, l'absence de rigueur est une des causes de la crise de confiance actuelle à l'égard de notre métier.

Un autre reproche qu'on nous fait souvent est de ne pas connaître le sens des mots ou de les utiliser à mauvais escient.
Cela est particulièrement vrai dans le domaine des sports où les athlètes sont tous des " héros " (mais - misogynie ?- il n'est jamais question " d'héroïnes "). Ainsi, pendant le Tour de France, le coureur Alaphilippe a été, selon un commentateur de " France Télévisions ", " magnifique de courage et d'abnégation ". Courage, certainement. Abnégation, sûrement pas. L'abnégation est le sacrifice volontaire de soi-même et de son intérêt. En l'occurrence, ce sont les coéquipiers d'Alaphilippe qui ont fait preuve " d'abnégation " puisque leur rôle leur interdisait de se mettre en avant mais, au contraire, de se sacrifier pour les intérêts supérieurs de leur champion. Bon, des journalistes sportifs qui sont dans l'emphase, ce n'est pas du " jamais vu ".

Nos collègues " sportifs " nous ont habitués à un vocabulaire guerrier. On s'attend à moins d'excès dans les autres domaines de l'information. Si les mots ont un sens, que veut dire ce titre de " 20 minutes " après une confrontation houleuse, sur CNN, entre deux candidats aux primaires du parti démocrate américain : " Le débat tourne à la guerre civile " ? Combien de morts ?
Dans son papier, l'auteur de l'article se contentait de parler de « bagarre générale ». Il est vrai que des titres qui ne correspondent pas au contenu de l'article, ce n'est pas, là non plus, du " jamais vu ".
Au moins, dans ces exemples, on reste dans la (mauvaise) pratique du français. Mais comment comprendre cette information sur une nouvelle plateforme de télévision dont les offres, nous dit «Le Figaro», " seront diffusées over-the-top " ?
Le même journal nous parlait le lendemain, du succès du " nature writing " en littérature. En bon français, la célébration de la nature dans les romans. Le genre n'a, pourtant, rien de " jamais vu " depuis le XVIII° siècle de Rousseau ou de Bernardin de St Pierre jusqu'à des écrivains contemporains comme Annie Proulx et son " bestseller " - pardon : " meilleure vente " - " Brokeback Mountain ".
Pour la petite histoire, le film d'Ang Lee, tiré de ce livre, a été traduit par " Le secret de Brokeback Mountain " en France et " Souvenirs de Brokeback Mountain " au Québec ; comme quoi il y a de la place pour toutes les nuances dans le monde de la francophonie. Pour rester au cinéma, j'ai vu, avec mes petits-fils, le sympathique " Toy Story 4 ". Un confrère de St Pierre et Miquelon a eu l'occasion de voir le même film d'animation au Québec. Là-bas, le film s'appelle " Histoire de Jouets 4 ".
Décidément, ces Québécois ne sont ni " in " ni " top".

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