« Le Monde » avait saisi le tribunal administratif pour obtenir des informations sur les implants médicaux, qui lui avaient été refusées par la Commission d’accès aux documents administratifs.
Le droit à l’information se mobilise contre le « secret des affaires ». Mercredi 26 juin, outre la société des rédacteurs du Monde, trente-six organisations ont décidé de rejoindre le quotidien dans son recours contre un avis de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Cette autorité indépendante avait débouté Le Monde d’une demande de communication de documents sur les implants médicaux, en novembre 2018, précisément au nom de ce fameux « secret des affaires ». Il s’agissait de l’une des premières applications de la loi sur la protection du secret des affaires, adoptée quatre mois plus tôt.
Sociétés de journalistes, associations de défense des droits de l’homme ou organisations non gouvernementales : cette importante mobilisation de la société civile et des professionnels de l’information, rassemblés par Anticor, l’association « contre la corruption et pour l’éthique en politique », est à la mesure de l’inquiétude suscitée par la loi. Celle-ci est la transposition d’une directive européenne, très décriée depuis le tout début de son parcours à Bruxelles en 2014. Si elle était prévue pour protéger les entreprises de l’espionnage, du vol ou de la publication d’informations commerciales confidentielles, la définition du secret commercial semblait bien trop large. Selon les termes même de la loi, le secret des affaires ne pouvait être opposé à la liberté de la presse, mais le collectif « Informer n’est pas un délit » avait pointé une menace à l’encontre du travail des journalistes d’investigation. A raison.
Liste des organisations ayant rejoint les plaintes du « Monde » et de sa journaliste
Association des journalistes économiques et financiers (AJEF), Association des journalistes de l’information sociale (AJIS), Les Amis de la Terre France, Anticor, Attac France, Bloom, CCFD-Terre solidaire, Collectif éthique sur l’étiquette, Formindep, I-buycott, Informer n’est pas un délit, Ingénieurs sans frontières (AgriSTA), Institut Veblen pour les réformes économiques, Les Jours, Ligue française de défense des droits de l’homme (LDH), Lyon capitale, Nothing2hide, Ouvre-boîte, Pollinis France, Reporters sans frontières, Ritimo, Sciences citoyennes, la Société des journalistes de l’AFP, la Société des journalistes de Challenges, la Société des journalistes de M6, la Société des journalistes de L’Express, la Société des journalistes des Echos, les journalistes et personnel de Libération (SPJL), la Société des rédacteurs d’Europe 1, la Société des rédacteurs de Marianne, la Société des rédacteurs du Monde, Sherpa, le Syndicat des avocats de France, Transparency International France, Union syndicale sud culture & médias solidaires, Zéro Waste France.
La transparence des organismes notifiés remise en cause
Rappel des faits. En 2018, le quotidien participe aux « Implant Files », une enquête du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) menée pendant près d’un an par plus de 250 journalistes dans 36 pays. Que ce soit pour les pompes à insuline, les stents, les pacemakers ou les implants mammaires, peu d’informations sont accessibles au public sur les incidents – souvent graves et parfois même mortels – liés à ces dispositifs médicaux. En France, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en comptait plus de 18 000 en 2017. Mais ce chiffre est notoirement sous-évalué : on estime que seuls 1 à 10 % des incidents sont répertoriés par les autorités sanitaires.
C’est pourquoi la question de la transparence des informations s’est vite retrouvée au cœur de l’enquête. Plus de 1 500 demandes d’accès aux documents ont été déposées pour tenter d’arracher leurs données aux administrations nationales et internationales. En Europe, l’enquête s’est tout particulièrement intéressée aux défaillances et au laxisme des cinquante-huit « organismes notifiés », seuls habilités à délivrer aux fabricants le certificat de conformité européenne (« CE »), nécessaire pour commercialiser leurs produits dans toute l’Union européenne. Il s’agit de sociétés commerciales, qui font payer leurs certifications, alors que les médicaments, eux, sont contrôlés par une agence publique européenne.
En mai 2018, notre journaliste Stéphane Horel demandait au seul organisme notifié français, LNE/G-MED, la liste de tous les dispositifs médicaux auxquels il a délivré ce certificat, ainsi que la liste des dispositifs qu’il a refusés (mais qui ont pu être acceptés par un autre organisme notifié européen, et donc implantés chez certains patients). Contrairement à la plupart de ses homologues, LNE/G-MED n’est pas vraiment une entreprise privée : il a pour particularité administrative d’être un « établissement public à caractère industriel et commercial » (EPIC), rattaché au ministère chargé de l’industrie. Le Monde estime donc que les documents qu’il détient sont publics.
La CADA face au secret des affaires
Pourtant, LNE/G-MED oppose une fin de non-recevoir au quotidien, qui saisit la CADA le 30 mai. En vertu d’une loi de 1978, tout citoyen confronté au refus d’une administration de lui communiquer ses documents peut saisir cette instance afin qu’elle tranche.
Le 26 novembre, jour de la publication du premier volet des « Implant Files », la CADA transmet au Monde un avis quelque peu contradictoire. Elle reconnaît d’emblée que LNE/G-MED assume « une mission d’intérêt général visant à assurer la qualité et la sécurité des produits médicaux, pour laquelle ils sont investis de prérogatives de puissance publique », et que, de ce fait, les listes de dispositifs médicaux revêtent « le caractère de documents administratifs ». Mais juge dans la foulée que leur communication « serait susceptible de porter atteinte au secret des affaires ».
La CADA applique le même raisonnement pour refuser d’ordonner la communication de la liste des dispositifs médicaux refusés par LNE/G-MED : elle n’est pas « communicable (…) dès lors qu’elle ferait apparaître le comportement d’un fabricant dans des conditions susceptibles de lui porter préjudice ».
Alors que l’invocation du secret des affaires était plutôt attendue de la part de firmes souhaitant protéger leurs intérêts commerciaux, c’est une instance publique qui en use pour la première fois. Et, qui plus est, pour l’opposer à des journalistes en quête de documents publics concernant une question de santé.
Les journalistes, « chiens de garde de la démocratie »
Pourtant, la loi prévoit et, dès son premier article, que le secret des affaires n’est pas opposable aux journalistes afin de garantir « le droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse et la liberté d’information telle que proclamée dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ». Le Monde dépose donc dans la foulée un recours contre cette décision.
Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil, a saisi le tribunal administratif pour Le Monde et invoque la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), « aussi solennelle que constante », selon laquelle « les journalistes sont les “chiens de garde de la démocratie” ». « Il est dans l’intérêt d’une société démocratique, a jugé la CEDH, de permettre à la presse d’exercer son rôle crucial de “chien de garde public” en communiquant des informations sur des sujets d’intérêt public. »
L’avocat des trente-six organisations rejoignant la plainte du journal, Me Jérôme Karsenti, estime, pour sa part, que le tribunal « ne peut ignorer cette jurisprudence sauf à considérer que la santé des populations et la sécurité des dispositifs médicaux n’est pas un “sujet d’importance publique” ».
Au-delà de l’objet même de la procédure, l’enjeu est considérable : la justice administrative doit déterminer le périmètre d’application de la loi et de ce qu’elle entend par le « secret des affaires ». Si « un doute devait subsister sur le champ d’application de ce texte, poursuit le mémoire des organisations, il insérerait une nouvelle base juridique pour les procédures bâillons et le harcèlement judiciaire des chercheurs, journalistes, lanceurs d’alerte, syndicalistes et associations, et dissuaderait la plupart d’assumer leur rôle dans une société démocratique ».
Le tribunal administratif de Paris n’a toujours pas fixé de date pour examiner le dossier, Le Monde et les associations sont déterminés à user de tous les moyens de droit pour une affaire qui touche au plus près la santé de milliers de patients et s’inscrit au cœur même de la liberté d’informer.
Source : Le Monde