Adoptée à l'Assemblée le 9 juillet, la proposition de loi visant à combattre les contenus haineux en ligne divise les internautes. L'examen du texte par le Sénat est prévu pour septembre.
Elle n'est pas encore effective, mais elle fait déjà grand bruit. La proposition de loi visant à lutter contre la haine sur internet, dite «loi Avia», est vivement décriée par les sentinelles de la liberté d'expression, car jugée trop coercitive –tant envers les internautes qu'envers les plateformes en ligne elles-mêmes.
«Responsabiliser les plateformes»
Au-delà des réseaux sociaux, ce sont tous les sites proposant une diffusion de contenus publics partagés qui sont visés par la proposition de loi, initiée en 2018 par la députée LREM Laetitia Avia et inspirée d'une loi allemande de 2017.
Le texte initial définit comme discours haineux «tout contenu comportant [...] une incitation à la haine ou une injure discriminatoire à raison de la race, de la religion, du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap». Par amendements à l'Assemblée nationale, ont notamment été ajoutés à ce champ la provocation au terrorisme et son apologie, les contenus transphobes ou le harcèlement sexuel.
Le signalement de tels contenus reviendra à l'utilisateur ou l'utilisatrice, par le biais d'un bouton de signalement rendu visible par les plateformes concernées.
Leur retrait ou déférencement devra être effectif sous 24 heures en cas de propos manifestement illicites, c'est-à-dire «ceux pour qui l'illégalité ne fait aucun doute, même pour un non juriste», décrypte Guillaume Champeau, directeur éthique et affaires juridiques pour Qwant. Pour les contenus moins explicites, les plateformes disposeront d'une semaine.
En cas de refus de leur part, elles s'exposeront à un an d'emprisonnement et à une amende pouvant aller jusqu'à 250.000 euros pour une personne physique et 1.250.000 euros pour une personne morale.
Anthony, militant LGBT+ de 37 ans, se réjouit de la mise en place d'un tel dispositif: «Je ne suis pas un adepte des réseaux sociaux, pour la simple et bonne raison qu'il m'est difficile d'y militer sans me prendre un tombereau d'insultes et de menaces chaque jour. Le fait de responsabiliser directement les plateformes en ligne me semble être plutôt positif.»
Des recours contre les abus ont été prévus au sein de la proposition de loi. L'internaute dont le contenu aura été supprimé ou déréférencé pourra contester la mesure prise à son encontre. À l'inverse, en cas de non retrait de propos signalés, la personne à l'origine du signalement pourra elle aussi contester la décision des modérateurs. Quant aux signalements abusifs, ils seront passibles de 15.000 euros d'amende et d'un an d'emprisonnement.
«Loi du silence pour tous»
Tous bords confondus, le texte laisse encore sceptique. «On sait comment fonctionnent certains utilisateurs de plateformes en ligne, et particulièrement sur les réseaux sociaux, souligne Adèle, militante féministe de 23 ans. Les dispositions définies dans cette loi peuvent facilement se retourner contre celles et ceux qu'elles visaient initialement à protéger.»
La jeune femme le sait de première main: son compte Twitter a été suspendu à trois reprises en l'espace d'un an, pour avoir répondu de manière musclée à plusieurs tweets sexistes et injurieux à son encontre. «La réciproque n'est pas vraie: ceux qui m'ont insultée n'ont pas été suspendus, poursuit-elle. J'ai donc peur que la proposition de loi, telle que présentée, ne fasse qu'aggraver la situation, qu'on ne puisse plus se défendre.»
De son côté, Latifa estime que le texte pourrait «remettre tout le monde sur un pied d'égalité: la loi du silence pour tous». De fait, si les critiques des mouvements contre les discriminations se verront gratifiés d'un rappel à la loi en cas de propos haineux proférés en ligne, la proposition de loi coupe également l'herbe sous le pied à bien des slogans et campagnes militantes.
«On continuera à subir les discriminations, mais on ne pourra plus exprimer notre colère en ligne.»
Latifa, militante
Chaque citoyen·ne jouissant des mêmes droits devant la loi, celle-ci ne prévoit pas de distinction entre les discriminations systémiques et celles qui ne le sont pas.
«Rien que notre fameux “Men are trash” pourrait tomber sous le coup de cette loi, continue Latifa. On continuera à subir les discriminations, mais on ne pourra plus exprimer notre colère en ligne et on perdra en visibilité. Le militantisme édulcoré, ça n'existe pas.»
Cette crainte d'un usage détourné des moyens d'action envisagés dans la proposition de loi est partagée par Guillaume Champeau. «C'est un vrai risque, qui a d'ailleurs été signalé lors des travaux préparatoires et dans les débats, puisque l'expérience montre qu'il y a régulièrement des tentatives d'utiliser les outils de signalement de contenus illicites pour faire suspendre des comptes avec lesquels existe un désaccord politique», fait-il remarquer.
Si des dispositifs contre les abus ont effectivement été prévus par le texte, «ça fait partie des points sur lesquels il faudra être très attentif et qui nécessiteront un dialogue nourri avec le CSA», prévient le spécialiste.
Difficile de se projeter dans ce qui reste, à ce jour, de l'ordre de la théorie. En pratique, les craintes portent avant tout sur une potentielle restriction du périmètre de la liberté d'expression.
Les délais de retrait de propos haineux donnés ainsi que les sanctions définies tendent à limiter considérablement le pouvoir d'analyse des plateformes quant au contexte des propos signalés, avec un risque de voir un grand nombre de posts supprimés sur les réseaux sociaux, bien que potentiellement signalés à tort.
«Pouvoir tout dire et savoir tout réfuter»
Où placer le curseur entre ce qui est légalement acceptable et ce qui ne l'est pas en matière de liberté d'expression?
Pour Gaspard Koenig, partisan d'une version américaine de celle-ci –le free speech– et président du think tank Génération Libre, la liberté d'expression ne devrait avoir comme limite que «l'attaque directe contre un individu, qu'il s'agisse d'injure, de diffamation, de harcèlement ou d'incitation à la violence».
«Le fait de censurer des propos haineux n'empêchera pas leurs auteurs de les prononcer, ajoute Christophe Seltzer, community organizer du think tank: ils les profèreront simplement ailleurs, dans des sphères où l'on ne pourra plus les confronter.»
En témoigne l'émergence de lieux privés qui permettent de contourner la législation, à l'image de La Citadelle, QG de Génération identitaire situé à Lille, où l'entrée se fait sur critères de «patriotisme avéré». Un journaliste d'Al Jazeera a intégré le groupe six mois durant et a tiré un documentaire de son expérience, qui fait état d'un entre-soi nauséabond.
«Il faut pouvoir tout dire et savoir tout réfuter, martèle Gaspard Koenig. Si les discours haineux étaient pleinement autorisés, leurs auteurs ne pourraient plus adopter de posture victimaire et seraient obligés de répondre sur le fond, ce qui leur serait bien plus difficile.»
Guillaume Champeau évoque quant à lui «le bon équilibre à trouver entre les ressources disponibles et l'exigence de réactivité contre les contenus haineux».
La loi prévoit que le CSA veille à une certaine proportionnalité de moyens, qui doit permettre à la fois l'émergence sur le marché de nouveaux acteurs et le maintien de plus petites structures, dont les moyens limités ne permettent pas l'acquisition d'une détection automatisée de contenus illicites.
Peu importe le point de vue, l'ensemble des voix s'accordent sur un point majeur: le bon usage, tant de la liberté d'expression que des réseaux sociaux, réside dans l'éducation des acteurs.
«Stratégie globale à développer»
Éduquer les internautes à une utilisation respectueuse des réseaux sociaux, savoir comment se protéger face à la haine en ligne, connaître les recours pour lutter contre celle-ci: la formation est un enjeu crucial de la cyber-liberté d'expression.
«Il y aura toujours des personnes pour dire n'importe quoi», regrette Gaspard Koenig, qui estime néanmoins que la liberté d'expression n'est «pas faite pour les propos tièdes». Il défend la possibilité de réguler les effets de propos jugés «insupportables» sans pour autant les supprimer, notamment en les discutant ouvertement pour réduire leur pouvoir de nuisance.
Cette éducation au débat peut se jouer dès le collège ou le lycée, comme elle peut s'opérer bien après. «En premier lieu, il faut apprendre aux utilisateurs à savoir réfuter ou à ne pas suivre les comptes de personnes vectrices de discours diffamatoires», avance Christophe Seltzer.
Commenter ou partager des propos haineux, même pour les dénoncer, leur offre une visibilité certaine. À 31 ans, Gwen, présente sur Twitter depuis cinq ans, a développé plusieurs techniques pour préserver ses abonné·es de tels contenus et véhiculer des messages plus positifs.
«Quand on me transmet des tweets injurieux, sexistes, racistes ou qui touchent à mes combats en tant que militante, je ne commente plus, raconte-t-elle. Il m'arrive de faire une capture d'écran pour republier le propos tout en masquant le nom de l'auteur, ou tout simplement de faire un thread en développant l'idée inverse.»
«Je sais que si ça va trop loin, je peux saisir la justice, même si c'est contraignant et coûteux.»
Gwen, militante
Comme elle, d'autres internautes ont déserté les commentaires et optent pour l'éducation par l'argumentaire au moyen de threads, d'articles de blogs ou encore de messages privés aux personnes à l'origine de tweets jugés problématiques –un moyen également de minimiser le harcèlement, dans un sens comme dans l'autre.
«Si la personne n'est pas réceptive, je bloque et je passe à autre chose», complète Gwen. Et si la communauté de ladite personne tente de lancer un harcèlement à son encontre, la jeune femme verrouille son compte quelques jours, le temps que la tempête retombe. «Je sais que si ça va trop loin, je peux saisir la justice, même si c'est contraignant et coûteux», conclut-elle.
Gwen dit avoir «appris sur le tas» à gérer «l'ambiance polémique constante des réseaux». La jeune femme n'exprime aucune crainte quant à la liberté d'expression: «Je pense que les gens trouveront toujours un moyen de faire entendre leur avis, qu'il soit jugé bénéfique pour la société ou non. Avant, c'était les salons, les bars et aujourd'hui, ce sont les réseaux sociaux, les blogs… Demain, ce sera autre chose et au fond, il y aura toujours la rue et les médias!»
«C'est une stratégie globale qu'il faut développer contre la haine sur internet, qui comprend l'éducation et la justice», appuie Guillaume Champeau, qui salue la création d'un parquet spécialisé dans le numérique, «qui devra permettre l'action publique contre les auteurs de propos haineux qui dépassent très largement le cadre légal de la liberté d'expression, en reposant sur l'expertise de magistrats dont c'est le métier de qualifier la licité d'un contenu.»
En attendant, des personnalités d'envergure internationale continuent de porter la voix des militant·es contre les discriminations, comme l'actrice Jameela Jamil et son compte Twitter aux messages forts et pleins d'humour, ou encore la chanteuse Taylor Swift et sa dernière chanson, «You Need To Calm Down» («Faudrait vous calmer»).
Valentine Leroy
Source : Slate.fr