En imposant autant de chartes que d'entreprises, la loi «liberté, indépendance et pluralisme des médias» fragilise le statut du journaliste au prétexte de le renforcer.
Par Alexis Guedj, Avocat à la Cour et Thomas Guénolé, Politologue et essayiste
L’adoption de la loi Bloche est injustement passée inaperçue dans le débat public. Elle va pourtant provoquer une révolution déontologique dans l’univers des médias. Or cette révolution conduira à fragiliser les journalistes vis-à-vis de leurs employeurs.
En apparence, cette loi renforce leurs droits. Elle crée ainsi un article 2bis dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui affirme que «tout journaliste […] a le droit de refuser toute pression, de refuser de divulguer ses sources et de refuser de signer un article, une émission, une partie d’émission ou une contribution dont la forme ou le contenu auraient été modifiés à son insu ou contre sa volonté». Cependant la loi ne précise pas comment, concrètement, le journaliste pourra se prévaloir de ces droits.
Une loi incomplète
Elle est par ailleurs étonnamment incomplète : par exemple, elle n’envisage pas le cas où les pressions émaneraient des autorités publiques… En d’autres termes, en réalité, cette proclamation nouvelle de protections relève de la simple pétition de principe.
Cette loi est en revanche beaucoup plus précise lorsqu’elle rend la déontologie invocable contre les journalistes. L’article 2bis qu’elle crée prévoit en effet ceci : «Toute convention ou tout contrat de travail signé entre un journaliste professionnel et une entreprise ou une société éditrice de presse ou de communication audiovisuelle entraîne l’adhésion à la charte déontologique de l’entreprise ou de la société éditrice.» Là réside une révolution juridique.
Jusqu’à présent, en cas de manquement déontologique, la loi sur la presse faisait du directeur de publication le premier responsable du contenu diffusé. Par exemple, en cas de plainte pour diffamation, il lui revenait – à lui seul – de prouver, face au juge judiciaire transformé en «déontologue de l’information», la qualité du travail réalisé en amont de la diffusion, le sérieux de l’enquête, l’absence d’animosité personnelle, l’intérêt de traiter le sujet, et plus largement «la bonne foi» du média.
Désormais, puisque la signature du contrat de travail vaudra adhésion automatique du journaliste à la charte déontologique de l’organe de presse, il est plus que probable que nous assisterons à des blâmes, des avertissements, des licenciements, invoquant un manquement à ladite charte.
Flou juridique
Nous verrons probablement par ailleurs des médias dont le directeur de publication aura été condamné en justice se retourner ensuite contre le journaliste auteur du contenu, en invoquant la charte contre lui. Plus grave, il est vraisemblable qu’adviennent des licenciements abusifs sous prétexte déontologique : par exemple en s’appuyant sur des règles aux formulations délibérément floues, pour se débarrasser ainsi d’un employé.
La loi Bloche facilite d’ailleurs cette instrumentalisation. En effet, pour les organes de presse ne s’étant pas encore dotés d’une charte déontologique, l’article 2bis prévoit que «les déclarations et les usages professionnels relatifs à la profession de journaliste» puissent être«invoqués en cas de litige». De quelles déclarations et de quels usages s’agit-il ? Ce n’est pas précisé. Ce flou total fabrique donc une nouvelle insécurité professionnelle des journalistes face aux licenciements. On sera aussi curieux de voir comment les conseillers prud’homaux interpréteront une faute reprochée à un journaliste à la lumière de la charte de déontologie de l’entreprise de presse : là encore, l’incertitude est grande.
L’on passe ainsi d’un cadre juridique extrêmement protecteur envers les journalistes, grâce au directeur de la publication servant de bouclier, à un régime juridique qui fragilise au contraire les journalistes. C’est bel et bien une révolution à double tranchant pour la liberté de la presse. D’un côté, l’on pourrait se réjouir que la profession soit dorénavant davantage contrainte au respect de la déontologie. Mais de l’autre, l’on ne peut que s’inquiéter d’un dispositif qui, concrètement, va énormément faciliter les purges et les pressions des employeurs dans les salles de rédaction.
Source : Libération