Il est parfois difficile d'être journaliste et seulement journaliste. Quand un événement vire à la communion nationale dans laquelle tout un chacun est sommé de participer, le rôle du journaliste n'est pas d'entretenir cette exigence. Les quelques jours qui ont précédés et suivis la finale de la Coupe du Monde de football en juillet ont parfois donné le sentiment que l'information cédait à cette sommation.
Nul ne niera que l'enthousiasme populaire et le soutien massif à une équipe nationale de football lors d’une Coupe du Monde font événement. Cet événement exceptionnel demande une couverture exceptionnelle. Chacun évalue le niveau de cette couverture en fonction de la ligne éditorial de son média, et il n'y a ici rien à en dire. Mais force est de noter qu'au fil des jours de liesse, quelques règles déontologiques ont été oubliées.
Le rôle d'un journaliste est de donner les faits. S'il veut donner son avis, exprimer par exemple un souhait personnel, c'est un éditorial. On a lu et entendu bien des exemples où le souhait de la victoire de l'équipe nationale était présenté comme une évidence, presque comme un fait. C’est un parti pris. Il serait hautement condamnable s'il occultait ou déformait toute information sur l'adversaire d'un soir, ou s'il reprenait et entretenait clichés et préjugés. Cela n’a pas été le cas. Mais même en dehors de ces excès, ce parti pris reste problématique. Dire ou écrire "on va gagner" ou "aller les ..." est une prise de position. S'afficher à l'antenne les joues maquillées comme un supporter ou portant maillot de l’équipe nationale est une prise de position. Il y a rupture de la distance que le journaliste doit prendre avec l'événement qu'il annonce ou relate.
Dans le feu des directs, on a pu oublier que le journaliste relate l'événement, tout l'événement. Ainsi l'intervention musclée des stadiers pour évacuer des manifestants du terrain vaut d'être décrite, même et surtout si la réalisation évite de la montrer aux téléspectateurs. Et il faut plus tard dans la soirée revenir sur cet incident et s'interroger sur l'identité et le sort de ses protagonistes.
Dans le feu des directs, on a pu oublier que le journaliste n'est pas un agent commercial. Décrire dans la foule un bonhomme géant revêtu du maillot d'une équipe en citant sans vergogne la marque du fabriquant de jouets qui commercialise ces personnages, c'est se prêter involontairement à une opération publicitaire. Ecart bénin, mais qui illustre combien l'exigence de recul et d'indépendance s’estompe.
Dans le feu des directs, on a pu oublier que le journaliste relate l'événement, qu'il ne l'organise jamais. Nombre de plateaux télévisés depuis les fan zones ou les lieux de fêtes se terminaient, le dernier mot du reportage prononcé, par une explosion de cris de joie. Tout n'était pas toujours spontané. Le quotidien Le Monde du 17 juillet décrit ainsi " "une attachée de production, talkie-walkie à la main, [qui] rameute une bande de jeunes. « Venez les gars, on va chanter pour France 2 ». Du toit d’un immeuble, un technicien leur donne le top départ".
Effets pervers de l'infotainment où l'animation d'une soirée de divertissement prend le pas sur le souci d'informer, doublé d'une mise en abîme des faits, via les réseaux sociaux, quand les acteurs d'un événement se regardent sur leurs écrans mobiles en train d'être filmés. Le journalisme a tout à perdre dans ces pratiques.
Qu'il s'agisse de sport n'excuse rien. Rappeler ces incidents - peu nombreux dans la masse de textes, d'images et de sons diffusés pendant 3 semaines - n'est pas jeter la pierre à tel ou tel, mais inviter à en prendre conscience pour ne pas les reproduire.
Affirmer que parce que c'est du sport, cela autorise quelques écarts, serait aussi discutable que de considérer l'événement sportif comme secondaire. Les journalistes de sport sont aussi respectables que celles et ceux qui parlent politique ou relations internationales. Le public est en droit d'attendre d'eux et d'elles le même souci des bonnes pratiques professionnelles. Dire le contraire serait accréditer l'idée que finalement ils/elles ne sont pas des journalistes comme les autres.
Pierre Ganz