Pour une francophonie décomplexée
Et si plus personne n’était au centre du monde ? C’est la prémisse sur laquelle semble s’être construit le premier Congrès mondial des écrivains de langue française, qui se tenait ce week-end à Tunis, tout de suite après les États généraux sur le livre de langue française dans le monde.
Avec une brochette d’une trentaine d’écrivains, on y célèbre la francophonie dans toute sa diversité, libérée de ses complexes envers la France. Français mâtiné de créole, d’arabe ou de kinyarwanda, français enraciné dans son environnement réel, murmurant des réalités multiples. On y trouve aussi un soupçon de québécois avec une petite délégation d’écrivains de la Belle Province, dont Kim Thuy qui y participait par visioconférence, pour témoigner de la vigueur de la littérature de chez nous.
L’idée de ce congrès est de Leïla Slimani, Française d’origine marocaine, qui est, depuis 2017, conseillère spéciale du président français, Emmanuel Macron, en matière de francophonie. « Il m’a donné une mission qui était une mission de refondation, dit-elle en entrevue. L’idée, c’était de se tourner vers l’avenir et de faire aussi le diagnostic de ce qui n’allait pas avec la francophonie. J’ai immédiatement pensé que les meilleurs acteurs, les meilleures personnes pour faire ça, c’était les écrivains, parce que la langue, c’est leur territoire, c’est leur pays, c’est ce avec quoi ils aiment et ils combattent. » L’écrivaine, qui a remporté le prix Goncourt en 2016 pour son roman Chanson douce, s’est aussi donné pour mission de « déringardiser » la francophonie.
Pour sa première édition, le Congrès s’est associé avec l’organisation du festival Étonnants Voyageurs, qui réunit des écrivains de la francophonie chaque année depuis 30 ans à Saint-Malo. « Nous avons le même ADN, poursuit Leïla Slimani, cette idée d’une littérature-monde, d’une littérature créolisée, pollinisée, c’est-à-dire d’une langue française qui se nourrit de tout ce qui vient de l’extérieur. »
Jadis fondé par Michel Le Bris, qui est décédé en janvier dernier, Étonnants Voyageurs est aujourd’hui dirigé par sa fille Mélani. « L’idée de Leïla Slimani rencontrait un peu celle de Michel (Le Bris). Après tous les festivals qu’on a faits en Haïti, ou à Bamako, dans des pays de langue française, il y a eu un coup de gueule à partir de 2007. Les gens disaient “Y en a marre que la France, quand elle parle de francophonie, on dirait qu’elle n’en fait pas partie. Elle regarde tout autour, la francophonie, ce sont les Africains, les Maghrébins, mais nous, on n’est pas francophones”. »
Francophone ou français ?
Les écrivains présents au Congrès fournissaient des exemples abondants de cette réalité. Le Belge Grégoire Polet se souvient qu’on lui avait proposé, alors qu’il était aux études, de travailler sur un écrivain francophone. Enthousiaste, il propose de travailler sur Mallarmé. Mais on lui a répliqué que Mallarmé n’était pas francophone, mais français. L’écrivaine d’origine vietnamienne Anna Moï raconte elle aussi avoir été reprise parce qu’elle avait cité Marcel Proust comme étant un écrivain de la francophonie.
En 2007, un groupe de 44 écrivains, dont Jean-Marie Le Clézio et Édouard Glissant, avaient signé un manifeste pour une littérature-monde en français, qui exigeait une redéfinition radicale de la francophonie.
« Être écrivaine me suffirait ; mais je suis aussi écrivaine francophone, affirmait alors l’écrivaine Anna Moï, qui écrit en français. Comme Marcel Proust et Boualem Sansal. La francophonie est un concept exclusif dans le monde. Voyez : l’anglophonie n’existe pas. Les Anglo-Saxons se gardent de brandir la promesse d’une adhésion à une communauté linguistique et culturelle. »
D’ailleurs, sous la langue française, ce sont souvent les accents d’autres langues qui font surface, troublant son apparence lisse, évoquant d’autres univers culturels.
Plusieurs langues en une
« Ma tante disait “je rêve en français et je fais des cauchemars en arabe” », raconte Leïla Slimani. Même dans un texte en français, des accents culturels divers se manifestent. Pour Kim Thuy, ils prennent souvent la forme des silences, qui sont importants dans la culture vietnamienne. « Ma traductrice me dit que ce qu’elle a le plus de mal à traduire dans mes livres, ce sont les silences. » Kim Thuy, qui vit depuis plus de quarante ans au Québec, raconte aussi que l’infinitif étant le temps privilégié de la langue vietnamienne, elle garde de grandes difficultés à choisir les temps des verbes en français.
Leïla Slimani considère le français comme sa langue maternelle, et dit mal maîtriser, comme beaucoup de Marocains, l’arabe littéraire. « Si nous parlons français, c’est parce que nous avons été colonisés. Mes deux parents sont allés à l’école coloniale, c’est pour cela qu’ils ont élevé leurs enfants en français. Il ne devrait pas y avoir de honte à cela », dit-elle.
Reste que le Congrès mondial des écrivains a tout de même inscrit à son programme des discussions sur des thèmes comme : « Le francophone est-il un traître ? », ou « Le français, un butin de guerre ? ». Cette expression est de l’écrivain algérien Kateb Yacine, qui décrivait ainsi la langue française en Algérie au lendemain de l’indépendance.
Pour l’écrivain tunisien Ali Bécheur, le français laissé sur place par la colonisation est un trésor dont il faut profiter, comme une fenêtre ouverte sur un monde. Pour l’auteur togolais Sami Tchak, l’apprentissage du français, obligatoire à l’école dans sa communauté, qui parlait pour sa part le tem, a plutôt été un facteur d’éloignement de sa famille d’origine.
Le Devoir