Le retour du Canada français
Des centaines de francophones et de francophiles se réuniront virtuellement à compter du 12 juin pour trouver des façons de faire progresser la francophonie au Canada et redéfinir les relations entre les communautés francophones du pays.
Depuis deux générations, c’est une première. Du 12 au 17 juin, c’est toute la francophonie militante du Québec et du Canada qui sera conviée au Sommet sur le rapprochement des francophonies canadiennes, sous l’égide du gouvernement du Québec et de la Fédération des communautés francophones et acadienne. Entre la cérémonie d’ouverture à Québec et le spectacle de clôture de l’émission Belle et Bum qui réunira une brochette d’artistes comme Luc De Larochellière et Mimi O’Bonsawin, les représentants d’associations et les militants discuteront virtuellement pendant trois jours entiers de leur avenir commun, et plus particulièrement de questions d’immigration, de langue, d’éducation, de santé et de services à la petite enfance.
C’est l’occasion parfaite de rappeler la richesse des relations entre les Québécois et les francophones des autres provinces, des liens qui ont beaucoup évolué avec les époques. En fait, ce sommet s’inscrit dans la tradition des grands congrès canadiens-français, dont le premier a eu lieu, curieusement, aux États-Unis en 1865.
Jusqu’en 1970, on concevait le Canada français comme une grosse famille tricotée serrée. Il n’y avait aucune différence identitaire entre une Canadienne française de Lévis et une autre de Sudbury, de Rivière-la-Paix ou de Manchester. L’identité canadienne-française était la même partout. Le même drapeau — Carillon, fleurdelisé — flottait sur toutes les écoles francophones des paroisses de Montréal ou du Manitoba. Et quand Louis Riel fut pendu en 1885, tous les Canadiens français ont senti la corde à leur cou.
Avec du recul, on voit nettement que le prochain sommet — qui sera virtuel, mais qui devait au départ être présentiel, en juin 2020 — relance la tradition des grands congrès canadiens-français qui se tenaient tous les 15 ou 20 ans. C’est ce qui ressort de ma relecture du livre Des gens de résolution : Le passage du « Canada français » à l’« Ontario français », publié en 2003, de l’historien ontarien Gaétan Gervais — décédé en 2018. Bien que ce livre vise à expliquer la naissance de l’identité franco-ontarienne, les deux tiers relatent la chronique de ces congrès.
Une affaire d’envergure
L’idée de ces rassemblements patriotiques est née aux États-Unis avec la première Convention nationale générale de 1865. Ces rencontres ont été organisées épisodiquement jusqu’en 1901. On y débattait de foi, d’écoles, de langue, de journalisme et de naturalisation.
En 1874, des Montréalais ont organisé un premier grand rassemblement, la Convention générale des Canadiens français, cirque monumental qui a vu débarquer 18 000 Franco-Américains de 250 wagons, en plus de notables et de représentants de quasiment toutes les paroisses « canayennes » venus en char. Outre le banquet qui réunissait 1 200 convives, le temps fort fut un défilé de trois heures qui s’étendait sur quatre kilomètres et qui comprenait 12 chars allégoriques, 31 fanfares ainsi que des représentants de 91 associations et de plusieurs corps de métiers, comme les médecins, les tailleurs de pierre, les bouchers et les ferblantiers. En tête, le premier ministre Charles-Eugène Boucher de Boucherville et son conseil des ministres, puis le clergé, précédés des zouaves pontificaux et des zouaves pompiers.
Six ans plus tard, les gens de Québec ont organisé leur propre version de l’événement. C’est d’ailleurs à ce congrès qu’on a entonné pour la première fois ce qui deviendrait le grand hymne militant des Canadiens français : l’Ô Canada. Cet hymne, composé par Basile Routhier sur une musique de Calixa Lavallée, avait d’abord été écrit à la gloire des Canadiens français, très longtemps avant d’être traduit en anglais. D’ailleurs, ce n’est pas le seul cas d’appropriation culturelle du genre, puisque deux autres symboles canadiens-français, le castor et la feuille d’érable, ont connu un destin semblable.
L’année suivante, en 1881, c’était au tour des Acadiens de tenir leur congrès : ils étaient 5 000 à se rencontrer à Memramcook, au Nouveau-Brunswick. À cette occasion, ils se sont donné une série d’attributs les distinguant des Canadiens français : un hymne (Ave Maris Stella), un drapeau acadien et une sainte patronne, Notre-Dame de l’Assomption. C’est ce rassemblement qui a consacré les deux grands troncs de la francophonie canadienne, le tronc acadien et le tronc canadien-français.
En 1912, puis en 1937 et en 1952, Québec a été l’hôtesse des trois grands Congrès de la langue française au Canada organisés par la Société du parler français. Pour le premier événement, marqué par un discours d’Henri Bourassa, des délégués sont venus de partout, y compris de France et d’Haïti. La chronique ne dit rien sur leur nombre, mais il y avait une telle foule qu’on a demandé aux zouaves d’assurer l’ordre et la sécurité. Par contre, au deuxième congrès, il y avait 8 000 participants inscrits. Ils étaient 4 000 pour le troisième, en 1952, avec cette fois des représentants de l’île Maurice — mais plus de zouaves, apparemment.
La rupture de 1969
Les États généraux du Canada français, qui se sont déroulés en trois assises, de 1966 à 1969, ont marqué une rupture. La montée en force du nationalisme québécois y a joué pour beaucoup, mais Gaétan Gervais, avec qui j’ai déjà eu l’occasion d’en discuter, était d’avis que le Canada français serait peut-être mort de sa belle mort de toute manière. Les gouvernements provinciaux, qui avaient pris en charge l’éducation et la santé dans toutes les provinces, étaient en train de casser l’espèce de monopole catholique qui s’était installé dans ces domaines. Et la modernisation de l’économie avait tendance à accélérer l’assimilation des éléments francophones presque partout en l’absence de politiques sur les langues officielles et les services en français.
De leur côté, les Canadiens français du Québec avaient commencé à se désigner comme « Québécois » et revendiquaient pour le Québec le statut de nation ayant droit à son autodétermination. C’est à cette époque qu’on a commencé à dire que les Canadiens français des autres provinces étaient des « dead ducks » (René Lévesque avait utilisé l’expression dans une entrevue à CBC en 1968 pour justifier le nationalisme québécois, en affirmant que les francophones des autres provinces étaient sans avenir). Quoi qu’il en soit, le résultat des dernières assises, en 1969, a été l’éclatement.
Depuis ce temps, on ne parle plus de la grande famille canadienne-française, mais de 12 identités provinciales dominées par le plus grand groupe, les Québécois. La musique et la nourriture canadiennes-françaises étant rebaptisées « québécoises », les francophones des autres provinces ont dû se réinventer en tant que Franco-Ontariens, Franco-Manitobains, Fransaskois, etc. Avec la notable exception des Acadiens, qui ont conservé une identité unifiée.
Sur ce dernier point, la ministre responsable des Relations canadiennes et de la Francophonie canadienne, Sonia LeBel, qui est elle-même une Acadienne de Tracadie du côté maternel, me disait qu’elle avait été plusieurs fois étonnée par l’unité de l’identité acadienne d’une province à l’autre, chose qu’on ne retrouve pas chez les francophones ailleurs au pays. « Si on pouvait réinstaller un mouvement dans ce sens, ce serait déjà bien », selon elle.
Retour vers le futur
Tout en s’inscrivant dans la tradition, le Sommet sur le rapprochement des francophonies canadiennes est très différent de ses précurseurs. D’abord parce qu’il sera virtuel et plus modeste, avec moins de 600 participants. Mais aussi parce qu’il s’inscrit à l’intérieur d’une consultation officielle du Québec en vue de sa politique à l’égard de la francophonie canadienne.
Il faut dire que, malgré l’éclatement du Canada français, le Québec a consenti des efforts considérables et patients pour rebâtir les ponts. Dès 1975, il a soutenu la création de la Fédération des francophones hors Québec, devenue en 1991 la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA), qui regroupe les 12 associations provinciales et territoriales (comme la Société de la francophonie manitobaine) et huit organismes nationaux (comme la Fédération de la jeunesse canadienne-française). En 2006, le ministre Benoît Pelletier avait formulé une première grande politique pour la francophonie canadienne, dont un des points marquants fut la création du Centre de la francophonie des Amériques, pour animer la francophonie continentale (dont celle du Canada).
Jean Johnson, président de la FCFA et coorganisateur du sommet à venir, souligne que cette rencontre coïncide avec la période charnière que traverse la francophonie canadienne actuellement, au moment où le gouvernement fédéral et le gouvernement du Québec modernisent leurs politiques linguistiques respectives. « Le gouvernement fédéral veut renforcer le français partout au Canada, y compris au Québec, dit-il. On a fait de grosses avancées dans la prise de conscience et la planification. »
Pour la première fois depuis des générations, le gouvernement du Québec consulte donc de manière officielle la francophonie canadienne sur sa politique à son endroit. Les organisateurs ont voulu un sommet très studieux — c’est un gros point de ressemblance avec les vieux congrès. Le cœur de l’événement sera trois jours d’ateliers de consultation en petits groupes pour discuter en profondeur d’une demi-douzaine de thématiques allant de l’éducation aux affaires en passant par la culture et la santé.
Dans une prochaine chronique, je vous parlerai plus en détail de ce qui est ressorti de mes entretiens avec les deux organisateurs, Sonia LeBel et Jean Johnson. loi
Mais l’essentiel est donc un retour, celui de la vieille chenille canadienne-française catholique métamorphosée en francophonie canadienne foncièrement multiculturaliste et laïque. Et c’est ce papillon-là qui veut profiter des vents favorables pour s’envoler.
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