Quand les journalistes font vivre les rumeurs

juil 30, 2020

La crise du coronavirus touche tous les secteurs de l’activité humaine. Elle est aussi une formidable occasion de rumeurs qui circulent sans fin sur les réseaux sociaux. La responsabilité  sociale des journalistes est de ne pas les reprendre, sinon parfois pour les démentir. Mais se pose une question délicate : comment les évoquer sans les accréditer ?

 

Deux exemples qui illustrent quelques erreurs à  éviter

 

Premier exemple, ce titre lu en avril sur le site d’un grand quotidien régional français : « La piste de la fuite accidentelle du coronavirus depuis un labo de Wuhan est probable selon un chercheur ». Bigre, voilà qui interpelle. Car le terme “probable” place un fait assez haut sur l’échelle de l’exactitude. Ne qualifie-t-il pas pour le dictionnaire Larousse quelque chose « que l'on considère plutôt comme vrai que comme faux » ?

 

Dans l’article qui suit, on lit que « les Etats-Unis n’excluent pas que le coronavirus à l’origine de la pandémie provienne d’un laboratoire chinois à Wuhan ». Cette affirmation s’appuie sur un article du Washington Post, qui rappelle qu’un diplomate américain avait rapporté en 2018 des failles observées dans la sécurité du laboratoire de Wuhan. Cette observation devrait être remise dans le contexte de la compétition Chine/Etats-Unis, et rapprochée de l’agacement américain au moment de la construction de ce laboratoire dans le cadre d’une coopération franco-chinoise. Rappeler ce contexte aurait mieux informé les lecteurs. D’autant que d’autres observateurs n’ont rien trouvé à redire sur la sécurité de ce laboratoire.

 

Enfin l’article de ce régional, qui n’est en fait que la synthèse de plusieurs autres articles, reprend au Monde une citation d’un chercheur de l’Institut Pasteur : « il suffit qu'un chercheur renverse un flacon. Malgré la hotte aspirante, un aérosol se forme et il est infecté sans s'en rendre compte. À la fin de la journée, il quitte le laboratoire, et contamine toute sa famille et ceux qu'il croise ». On est davantage dans le scénario de science fiction que dans le doute raisonnable que doivent cultiver aussi bien les scientifiques que les journalistes.

 

Des failles observées en 2018 ne font une « fuite accidentelle » en 2019. La réflexion d’un scientifique ne rend pas « probable » cet accident. Pour qui se contente de ce titre - et c’est, selon plusieurs études, le cas d’une majorité sur les réseaux sociaux - la cause est cependant entendue : le virus vient d’une erreur dans un laboratoire chinois, c’est ce que dit un chercheur, donc un scientifique, quelqu’un qui sait de quoi il parle. Sans bien sûr le vouloir, ce titre conforte ceux qui partagent la thèse d’une intervention humaine dans l’apparition de la crise sanitaire. Il nourrit la rumeur. Il est impossible d’affirmer qu’un autre titre et une rédaction plus prudente auraient limité sa circulation comme ”preuve” de la fuite du virus d’un laboratoire. Mais cela aurait davantage respecté l’exactitude des faits.

 

Un prix Nobel n’est pas omni compétent

 

Second exemple non moins problématique. Quelques médias professionnels ont repris en mai la thèse du professeur Luc Montagnié selon laquelle le Coronavirus SARS-CoV-2 aurait été fabriqué en laboratoire à partir d’un autre virus et de celui du sida. La seule publication sur ce thème fin janvier par des biomathématiciens indiens a été rapidement infirmée par d’autres travaux avant que ses auteurs eux-mêmes la retirent. Mais le professeur Montagnié est prix Nobel de médecine (c’est dans son labo qu’a été découvert le virus du sida). Il jouit pour cela d’un grand respect dans la presse et d’une crédibilité de « grand savant » dans le public.

 

Cela ne lui donne pas compétence sur tout. Les journalistes qui l’ont cité ou lui ont donné la parole n’auraient pas du l’oublier. Ils auraient du se souvenir que ces dernières années le professeur Montagnié a pris des positions suffisamment controversées pour qu’une centaine de membre des académies françaises de sciences et de médecine le rappellent, dans une pétition, à respecter l’éthique qui doit présider à la science. Même démontée par plusieurs rédactions, la thèse de la fabrication du coronavirus à partir du virus du Sida continue à circuler sur les réseaux sociaux, avec à l’appui la vidéo des affirmations du professeur Montagnié invité « sur une grande chaine » …

 

La crise sanitaire, qui a provoqué toutes sortes de théories, doit donc être un rappel salutaire. Un journaliste doit se garder bien sûr de tout a priori ; il doit considérer des paroles mêmes les plus iconoclastes ou les plus minoritaires. Mais il ne peut reproduire ni laisser dire n’importe quoi. Sa responsabilité est de s’assurer que celui auquel il donne la parole est compétent, non en général mais sur le sujet abordé, et ne pas se laisser aveugler par la notoriété qui n’est pas synonyme de compétence universelle.

 

Il ne peut se contenter de citer une rumeur sans lui opposer des faits établis scientifiquement (il arrive aussi qu’il finisse, après enquête, par la valider partiellement ou totalement, s’appuyant alors non sur des on-dit mais sur des faits établis selon sa déontologie et, si le sujet le demande, selon une démarche scientifique). Répétons enfin qu’il faut éviter d’amplifier la rumeur lorsqu’on la démonte et utiliser le  sandwich de la vérité du professeur de linguistique George Lakoff : « commencez par la vérité, car les premiers mots ont un avantage ; indiquez le mensonge en évitant si possible de reprendre les termes employés ; revenez à la vérité ».

 

De même, et notamment sur certains sites en ligne où la rapidité de la publication l’emporte sur la vérification, un rédacteur ne reprendra pas un article sans vérifier l’origine de ce qu’il publie ; il n’écrira pas sans s’interroger sur le sens qu’un titre accrocheur ou une formule choc peuvent prendre sur les réseaux sociaux. La relecture des textes est là un garde-fou nécessaire - y compris dans la presse en ligne, où on ne peut décemment affirmer que l’urgence à publier justifie un article erroné ou imprécis.

 

Publiées ou diffusées par des médias grand public, approximations, erreurs voire hélas élucubrations y gagnent une crédibilité qui décuple leur circulation sur les réseaux sociaux. Et malheureusement les fausses informations circulent davantage que les rectificatifs. Ne pas alimenter la machine à rumeurs est un des enjeux du journalisme aujourd’hui. Cela demande du temps, des moyens, des compétences. Toutes choses qui manquent hélas de plus en plus dans les rédactions.

 

Pierre Ganz