Les journalistes peuvent-ils payer leurs interlocuteurs ?

oct 21, 2020

Le journalisme et l’argent ne font pas bon ménage. La mission d’informer dans le seul  intérêt du public s’accommode mal d’arrières pensées mercantiles.
Un journaliste digne de ce nom ne saurait payer une information ou un informateur. Pourtant le journalisme de chéquier sévit un peu partout.  Il est rarement justifiable.

 
Il y a bien des raisons pour refuser de payer une source. La première est sans doute que témoigner est un acte civique. Si cela devient source de gain, sa spontanéité est suspecte.
La seconde est que payer les témoins, c’est prendre le risque de susciter des témoignages douteux, de voir des dizaines ou des centaines de sources proposer leur « service » aux journalistes.
Ceux-ci perdraient alors la maitrise de leur enquête en devant démêler l’écheveau des « vraies » informations, des informations à « moitié vraies », des informations totalement bidon. Il est remarquable à ce propos que le journalisme participatif, qui consiste à lancer sur internet ou les réseaux sociaux un appel à témoignage sur un sujet (par exemple récemment « l’école à la maison pendant le confinement »), ne propose jamais
de rémunération aux répondants.
 
Bien sûr, il arrive que des reporters paient un repas ou un verre ou deux à une source, lui remboursent des photocopies ou la déposent en voiture quelque part. Michael Massing, journaliste américain auteur d’une enquête sur le commerce des drogues, reconnaissait ainsi avoir obtenu certaines informations en échange de cheeseburgers et de cigarettes ! On ne peut parler là de rémunération, tout au plus d’entretien de bonnes relations. Inacceptable par contre le choix de ce reporter français qui avait « aidé » une prostituée à acheter une voiture d’occasion pour « la remercier » de son témoignage, qui s’est avéré faux, contre un élu local.
 
L’argent trouve plusieurs failles pour s’insérer dans l’échange entre le journaliste et ses interlocuteurs. La plus triviale est le culot de certains, qui avant de répondre aux questions d’un journaliste, demandent tout de go «  ce que cela [leur] rapporte ». Ces  clients là sont à fuir, ils sont plus intéressés par leur porte–monnaie que par leur contribution à informer leurs concitoyens. On citera cependant, pour l’anecdote, cette exception évoquée par un confrère indien, qui avait accédé à la demande d’une ancienne gloire de Bollywood la justifiant ainsi : « j'ai 85 ans et je dois commencer à économiser pour mon enterrement ».
Ce confrère avait à juste titre averti ses lecteurs dès le premier paragraphe qu’il avait versé une petite somme à la star déchue pour obtenir ses confidences.
 
La concurrence est un autre facteur
de marchandage. Lors d’événements retentissants, il n’est pas rare de voir des magazines ou des chaînes de télévision se livrer à une surenchère sonnante et trébuchante pour arracher l’exclusivité d’un témoignage. La sincérité et la véracité du témoin n’y gagnent pas.
Il se retrouve en situation de conflit d’intérêt, et aura tendance à vouloir répondre aux attentes de ses interlocuteurs. 

C’est une invite à l’exagération voire à l’affabulation pour en donner « pour son argent » au média qui paie.
 
La dérive de l’information vers l’info divertissement qui marque depuis plusieurs années les programmes audiovisuels d’actualité n’arrange pas les choses. Les chroniqueurs / éditorialistes piliers des talk show sont rémunérés à la prestation. Cela les oblige à avoir un avis sur le sujet du jour pour justifier leur présence et leur cachet,  même s’ils n’y connaissent rien ou pas grand chose
 
Certains objectent que passer à la télévision, comme expert ou témoin d’occasion, prend du temps. Que ce temps pris sur l’activité principale peut se traduire par une perte de revenu. Cela ne justifie cependant pas une rémunération systématique – sauf dans le cas de chroniqueurs réguliers, qui sont alors plus des comparses de l’animateur que des journalistes. Certains médias compensent en envoyant un taxi chercher leurs invités chez eux (mais cette « largesse » vise aussi à s’assurer qu’ils seront à l’heure en plateau…).
 
La tentation de « payer pour voir » existera toujours chez certains journalistes. Au delà du rappel des règles éthiques, il y existe des tentatives d’encadrer la pratique pour éviter les dérives les plus graves. Le gendarme de l’audiovisuel britannique, l’Ofcom, a par exemple posé des règles pour tenter de limiter l’achat de témoignage - une tradition dans la presse tabloïd qui risquait de se retrouver dans l’audiovisuel. L’Ofcom interdit l’échange financier pour recueillir les propos « de criminels sur leurs crimes ou leur comportement, de toute personne susceptible d'être témoin dans une procédure pénale, d’enfants de moins de 16 ans ou d’une personne vulnérable, de source confidentielle ou d’un dénonciateur, d’une personne secrètement filmée ou enregistrée, d’un fonctionnaire exerçant une fonction publique à des fins d'information ».
 
De même, pour tenter de limiter les dérives, l’ombudsman du quotidien indien The Hindu écrivait « vous ne pouvez pas payer les politiciens, les bureaucrates, les diplomates, les généraux, les hommes d'affaires, les décideurs politiques, les avocats, les juges et tous les titulaires de charges publiques », ce qui donne a contrario une idée de l’ampleur du journalisme de chéquier.
 
Rappelons que la valeur d’une information est déterminée par l’intérêt du public à la connaître, non par l’intérêt d’un journaliste ou d’une source à en tirer profit. Et reprenons la réflexion faite il y a quelques années par le journaliste canadien Ross Howard : «  les médias demeurent des endroits où les citoyens peuvent aller pour offrir gratuitement des informations dont ils disposent et qui sont pertinentes et nécessaires pour le bon fonctionnement de notre société et de nos institutions. Les médias agissent comme des chiens de garde publics. Un garde du même acabit que la police, même s’ils sont complètement distincts. Personne n’appelle la police pour signaler un cambriolage en espérant en tirer 5 000 dollars ».
 
Pierre Ganz