Sexisme et harcèlement : Radio France enclenche un nouveau plan d’action
L’enquête mandatée par le groupe public fait état d’“une ambiance de travail très dure”, engendrant stress, violence et sexisme, et souligne que des victimes ont toujours peur de témoigner. La direction promet plus de sensibilisation, de formations et des “sanctions adaptées”.
Les documentaires télévisés ont décidément des vertus à long terme. Après le témoignage choc de la journaliste Amaia Cazenave dans le documentaire de Marie Portolano Je ne suis pas une salope, diffusé en mars sur Canal+, Radio France avait mandaté en avril la juriste Sophie Latraverse, pour enquêter sur le harcèlement et l’ambiance sexiste au sein du groupe radiophonique public. Quatre-vingts entretiens plus tard, Sophie Latraverse a rendu son rapport. Et il est sévère. Dans toutes les directions parisiennes, et dans le réseau local France Bleu, elle a constaté « de très nombreuses situations de discriminations, de sexisme et de harcèlement sexuel banalisées et tolérées qui laissent l’encadrement de proximité indifférent ».
Dans ses conclusions, présentées au comité de direction début septembre, en CSE central lundi 27 septembre, et à tous les managers hier, la juriste écrit : « L’exutoire verbal du quotidien et le sexisme, sous forme de propos sexistes, de dénigrement, de commentaires à connotation sexuelle et de blagues, sont largement tolérés. » Les témoignages font remonter « une ambiance de travail très dure, justifiant le stress, la violence et le sexisme ». Sur l’efficacité des processus de prévention, de protection et d’enquête de l’entreprise, les critiques sont aussi nombreuses, et dépeignent « une approche qui n’a pas intégré l’obligation de protection et de prévention », avec « de nombreuses situations non relayées ou étouffées, une procédure d’intervention très lourde, axée sur la protection du ou de la mise en cause et de l’entreprise », et « des sanctions inexistantes ou insuffisantes ». Le tout poussant au renoncement certaines victimes, « qui constatent que dénoncer est un risque dangereux pour leur avenir, un remède plus néfaste que le mal ».
La “tolérance zéro”, cap affiché depuis 2019
« L’objectif de cette enquête est de questionner l’ensemble de notre dispositif : comprendre ce qui a fonctionné et ce qui n’a pas fonctionné », nous expliquait au printemps la DRH du groupe Catherine Chavanier. Le bilan de Sophie Latraverse engage carrément Radio France sur le chemin d’un « changement de paradigme ». Le cap est clair : désormais, il faudra donner la priorité à la prévention et à la protection des victimes et des témoins, et ce par une « régulation effective au quotidien », ainsi qu’une révolution de la culture maison.
Depuis 2019, la Maison ronde s’efforçait d’appliquer la politique de « tolérance zéro » défendue par la pédégère Sibyle Veil, avec notamment un renforcement de la cellule d’écoute interne menée depuis des années par Sophie Coudreuse, le lancement de formations sur le sujet dans toutes les équipes, et la nomination d’un référent des salariés sur le sexisme et le harcèlement sexuel. Les enquêtes et les procédures disciplinaires se multiplient : à ce jour, onze sont en cours, dont six concernent des salariés de la locale de Bayonne, où travaillait Amaia Cazenave.
Créer un climat de confidentialité
Mais la mise en œuvre concrète de la fameuse tolérance zéro doit donc encore s’améliorer : Sophie Latraverse préconise la simplification des dispositifs d’enquête et la mise en place d’une « pédagogie collective », basée notamment sur la formation de toutes les équipes et une communication interne efficace, portée par les encadrants. La direction des ressources humaines réagit aux conclusions de la juriste par un nouveau plan d’actions que nous avons pu consulter, qui promet de « revisiter en profondeur le processus d’enquête et de traitement des alertes ».
Parmi les objectifs écrits noir sur blanc : assurer une pleine confidentialité ; veiller à ce que les conférences théâtralisées de sensibilisation, lancées à l’automne 2020, soient suivies par tous les salariés ; former la DRH centrale et le référent des salariés à la méthodologie d’enquête ; former les ressources humaines de proximité ; éditer un livret d’information sur la procédure de signalement, à destination de tous les salariés y compris les non-permanents, précaires qui feront l’objet d’une attention particulière ; mettre en place un « baromètre salariés » sur le suivi des mesures…
“Nous allons organiser les choses différemment avec vos managers et avec la DRH
pour mieux repérer les dérives, les faire cesser aussitôt.” Sibyle Veil, dans un mail aux salariés
Dans un mail envoyé aux équipes ce mercredi après-midi, accompagné d’un court résumé du rapport de Sophie Latraverse, Sibyle Veil s’engage : « Nous allons organiser les choses différemment avec vos managers et avec la DRH pour mieux repérer les dérives, les faire cesser aussitôt, créer un climat de confidentialité où victimes et témoins peuvent parler en confiance, accélérer les délais de traitement des signalements pour ne pas laisser les situations pourrir et sanctionner justement les auteurs. Par le passé, les enquêtes ont trop souvent donné l’impression, parfois à juste titre, de ne pas être suivies de sanctions adaptées, voire de nuire aux victimes. Cette époque doit être révolue. Je veux qu’il y ait un avant et un après. Il faut que l’on tourne ensemble une page [...] ».
Si, la semaine dernière, le SNJ (Syndicat national des journalistes) mettait en garde dans un communiqué interne contre le risque de « sanctions disproportionnées », la plupart des élus saluent les récentes avancées en matière de lutte contre le sexisme. « La volonté d’agir de la direction est manifeste, réagit Julien Collin, technicien à France Bleu Bordeaux, élu du syndicat Sud et membre du comité de suivi de l’enquête. En revanche, je trouve le plan d’actions encore un peu flou. J’aimerais des précisions sur le suivi des mesures prises. Nous avons demandé la mise en place d’une commission pour étudier les situations remontées, en respectant l'anonymat, bien sûr. Je m’interroge aussi sur la qualité des formations. Car deux sessions de trente minutes en visio, même très intéressantes, comme nous avons pu en avoir cette année, il me semble que ça ne suffit pas… »
“Certaines personnes sont encore dans le déni. Il nous faut mener une lutte féroce […].
Le chemin sera long.” Julien Collin, élu du syndicat Sud
Avec d’autres élus de la CGT, il demande que d’autres référents des salariés soient nommés, pour compléter l’action de l’unique référent actuel. « Les élus de terrain ont un rôle à jouer, nous devons être mieux formés sur ces questions. J’ai le sentiment qu’il y a beaucoup de signalements et pas assez de personnes pour les traiter rapidement. Plus globalement, le changement de culture d’entreprise préconisé par Sophie Latraverse nécessite une prise de conscience qui, je pense, ne se fera pas rapidement. C’est presque une révolution. Certaines personnes sont encore dans le déni. Il nous faut mener une lutte féroce contre l’esprit de réseau et d’étouffement des situations qui a longtemps prévalu. Le chemin sera long. »
Renaud Dalmar, élu CFDT et référent des salariés sur le sexisme et le harcèlement sexuel, apprécie, lui, le chemin déjà parcouru : « Sibyle Veil avait commencé à ouvrir le couvercle ces dernières années. La parole a commencé à se libérer, et forcément, des affaires sont remontées. Aujourd’hui, on est dans une nouvelle étape : la tolérance zéro se traduit en actes ; le plan d’actions de la direction semble suivre les conseils de Sophie Latraverse. C’est un vrai changement d’époque », explique-t-il depuis une rédaction où les annonces de cette semaine ont déclenché de longues discussions, dans le cadre d’une conférence théâtralisée sur le sexisme.
“Un problème de souffrance au travail plus large”
Mardi, pendant la présentation du plan d’actions aux managers – qui s’est déroulée par moments dans une ambiance tendue, selon plusieurs participants –, Sibyle Veil a expliqué que la santé et la sécurité des salariés devaient passer avant l’antenne et les questions fonctionnelles. « Historique », glisse une salariée presque incrédule. Le message ne tombera pas dans l’oreille d’un sourd. À Sud, on apprécie que « les choses bougent » sur le sexisme, mais on pointe « tout le reste » : « Tout un pan des risques psychosociaux n’est toujours pas réglé. Des salariés se plaignent d’une surcharge de travail et d’un management improbable. Nous avons un problème de souffrance au travail plus large », estime un élu. En pleine réorganisation après les économies demandées par l’État, de diagnostic en diagnostic, la Maison ronde pourrait avoir d’autres blessures à soigner.
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