Canada : L’hostilité envers les journalistes en hausse

fév 28, 2022

L’effritement de la confiance du public envers les médias, l’influence des courants pro-Trump de ce côté-ci de la frontière, l’envenimement des médias sociaux et les tensions provoquées par la pandémie ont fait leur œuvre. Les médias et les journalistes sont de plus en plus critiqués et parfois même menacés de mort.

La haine prend de l’ampleur

La crise qui paralyse la capitale fédérale depuis trois semaines a amplifié un phénomène qui se répandait sournoisement depuis des années : l’hostilité à l’endroit des journalistes. Résultat : les menaces en ligne se sont muées en intimidation physique.

La manifestation la plus visible de cette violence est l’incident dont le journaliste Raymond Filion de TVA a été victime, vendredi soir, lors des manifestations à Ottawa, quand il a été poussé par un homme pendant un topo en direct, assez brutalement pour quitter le cadre de la caméra. Ses collègues Félix Séguin et Yves Poirier ont aussi été rudoyés en direct à la télévision.

Ce sont entre autres ces agressions qui ont suscité un vent de réactions depuis quelques jours. Le grand patron de l’information de La Presse, François Cardinalet la directrice générale de l’information de Radio-Canada, Luce Julien, ont signé des textes pour déplorer l’escalade de gestes hostiles envers les journalistes, de même que le syndicat des travailleurs de l’information (FNCC-CSN). La Chambre des communes a accordé un appui unanime aux représentants des médias. Et Québec vient d’adopter une motion dénonçant le harcèlement et l’intimidation dont font l’objet les équipes qui couvrent les blocages des camionneurs.

Si le phénomène n’est pas nouveau, il est grave. Pas seulement parce qu’il rend la vie difficile aux journalistes dans l’exercice de leur métier et leur impose de grands stress, mais surtout parce qu’il s’agit, de l’avis de beaucoup, d’un symptôme d’un mal beaucoup plus profond : la violence croissante du débat public, l’exacerbation des clivages sociaux et l’effritement des fondements de la démocratie.

Le Far West

« On ne peut pas dissocier ces gestes hostiles des attaques constantes que Trump a faites pendant tant d’années pour dénigrer les médias officiels », estime Michel Juneau-Katsuya, ancien cadre et agent du Service canadien du renseignement de sécurité.

Il y a une certaine caste de la population qui ne fait qu’écouter les médias alternatifs. Et ces médias – les radios poubelles, les commentateurs de la haine, etc. – contribuent à nourrir les conspirationnistes et la polarisation. Moi, ça me préoccupe énormément.

Michel Juneau-Katsuya, ancien cadre et agent du Service canadien du renseignement de sécurité

Le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), Michaël Nguyen, est lui aussi inquiet.

« La difficulté, c’est qu’on ne peut plus dialoguer avec les complotistes parce que pour dialoguer, il faut qu’on soit deux, explique-t-il. Mais si la personne ne veut pas dialoguer, qu’elle veut juste avoir raison et imposer son point de vue, ce n’est plus avec les mots qu’on pourra régler la situation. Je pense qu’il est le temps pour le fédéral de réguler les réseaux sociaux pour de vrai. C’est devenu un Far West. »

Une illustration très concrète de ce « Far West » est le déferlement de messages haineux reçus par la journaliste de La Voix de l’Est Marie-Ève Martel, à la suite de la publication de sa chronique « Ça suffit », le 12 février, où elle s’attriste de la montée de la violence envers les journalistes. « Jamais, écrivait-elle, je n’aurais pensé qu’un jour, j’en viendrais à craindre pour ma sécurité ou celle de mes collègues. »

PHOTO ALAIN DION, LA VOIX DE L’EST

Marie-Ève Martel, journaliste à La Voix de l’Est

En 36 heures, cette chronique lui a valu 2000 interactions sur les réseaux sociaux, en grande majorité des messages négatifs, dit-elle. Deux ont donné lieu à des plaintes à la Sûreté du Québec.

« Criss de vache cette photo date de 2020 asti de rapace ! Je serais pas surpris si un d’entre vous se fasse tuer à compter de la marde comme ça », lui a écrit « Monty » sur Twitter. « Vous me faites vomir criss de charogne ! Je vous souhaite que qq se tanne et qu’un malheur vous arrive !! Asti de danger public. »

Il ajoutait, dans un autre message : « Si jamais un loup solitaire se tanne ne vous surprenez pas ! »

La peur

Marie-Ève Martel n’avait jamais craint d’exercer son métier avant la publication de cette chronique. « À Granby, on a déménagé dans des locaux qui sont au rez-de-chaussée, sur la rue Principale. Honnêtement, je commence à avoir peur », confie-t-elle.

Elle n’est pas la seule. Le 28 janvier, une journaliste du Droit, Justine Mercier, a reçu un courriel à la suite duquel elle a déposé une plainte pour incitation au suicide.

PHOTO SIMON SÉGUIN-BERTRAND, LE DROIT

Justine Mercier couvrant la manifestation des camionneurs

« Sérieux si j’étais vous j’irais m’assoir sur un chemin de fer et j’attendrais le train !!! », lui a écrit un lecteur.

« En me couchant le soir, ça s’est mis à me tourner dans la tête : est-ce que ce gars-là vient de la région et a accès, dans la vie, à mon adresse ? S’il a pris la peine, un vendredi en fin de journée, de m’envoyer un courriel pour m’écrire ça, il y a quelque chose qui ne va pas très bien », se désole-t-elle.

Selon un sondage mené en ligne l’automne dernier par la firme Ipsos, 72 % des journalistes ont subi du harcèlement dans le cadre de leur travail, le plus souvent en ligne, et 10 % ont été menacés de mort, au cours de la dernière année.

« J’en suis rendue à juger du ton d’un courriel sans même l’ouvrir, d’après les premiers mots qui apparaissent dans le message, témoigne la chroniqueuse de La Presse Isabelle Hachey. Si je pressens une insulte, j’efface sans ouvrir. C’est ma façon de préserver ma santé mentale… »

Le passage à l’acte

Patrick Lagacé a quant à lui reçu des menaces de mort à la suite de chroniques publiées dans La Presse et de propos tenus en ondes. Et pour la première fois de sa carrière, il a déposé des plaintes à la police. Quatre, en tout, au cours des derniers mois. Trois de ces plaintes ont donné lieu à des accusations criminelles.

D’autres journalistes de La Presse, de TVA, de Radio-Canada et d’autres médias ont aussi porté plainte.

« Je pense que ce qui s’est passé, c’est que les mouvements de radicalisation ont pris de l’ampleur », explique le chroniqueur de La Presse.

Ça forme des communautés où les gens se pompent entre eux-mêmes. Après ça, ils se sentent désinhibés.

Patrick Lagacé, chroniqueur à La Presse

« Si tous tes contacts Facebook trouvent que les journalistes devraient être pendus, ça se peut que dans le lot, il y ait quelqu’un qui va écrire à un journaliste qu’il devrait se faire pendre. À un moment donné, je le crains, vu le climat, il y a quelqu’un qui va passer à l’acte. C’est, pour moi, mathématique. Plus tu as de gens qui se radicalisent, plus tu as de gens là-dedans qui vont se sentir justifiés de passer à l’acte. »

« Je fais souvent un parallèle avec la radicalisation des djihadistes, poursuit Patrick Lagacé. On se demandait qui avait radicalisé ces gens qui ont lancé des camions contre des civils, qui ont agressé des civils au couteau. On cherchait des “radicalisateurs”. Pourquoi on ne pose plus la question maintenant ? C’est la même dynamique. Ils ne sont pas passés à l’acte, mais c’est le même genre de propagande que l’État islamique. On désigne un ennemi et on dit : “Tu te fais fourrer.” On dit : “Toi, tu es pur, les autres ne sont pas purs”, et on sous-entend que les autres devraient se faire éliminer. »

A-t-il peur ? « Non », répond-il après un long silence. « Je me console en me disant qu’être journaliste en Russie, c’est plus dangereux qu’ici. Et je suis rassuré par le fait que les forces policières prennent ça au sérieux. »

Le journaliste de TVA Félix Séguin a fait neuf signalements à la police pour des menaces de mort au cours des dernières semaines. Il a préféré faire des signalements, plutôt que porter plainte, pour éviter les procédures et économiser son temps.

« Je trouve que ça s’amplifie en termes quantitatifs, clairement, dit-il. Et que ça va continuer à le faire. »

« Il y a quelque chose qui est brisé quant à la relation qu’on a avec une partie de la population, cette partie-là qui nous met dans le camp ennemi. »

Il ajoute : « Moi, je pense qu’un journaliste va se faire blesser sérieusement dans un avenir rapproché. Et je pense que ça a commencé, un peu, avec Raymond Filion, [vendredi] à Ottawa. »

54 %

Note donnée aux journalistes dans le plus récent coup de sonde de Léger sur le degré de confiance accordée par la population à différents corps de métier

Source : Léger, en collaboration avec le Journal de Montréal

Que risquent les harceleurs ?

Que risquent les particuliers qui profèrent des menaces de mort contre des journalistes ? Un dossier criminel. Et dans les cas les plus graves, une peine de prison pouvant aller jusqu’à cinq ans.

« Évidemment, un dossier criminel, ça pourrait leur nuire lorsqu’ils vont chercher un emploi ou lorsqu’ils vont voyager, par exemple, précise MMark Bantey, associé chez Gowling WLG. Ça va créer des difficultés pour traverser la frontière canado-américaine. Ils risquent de payer des amendes. Dans les cas les plus graves, ils risquent d’aller en prison. Ça va dépendre des circonstances et de la gravité des gestes qu’ils ont posés. »

Le Code criminel prévoit une peine maximale de cinq ans pour quiconque profère, transmet ou fait recevoir sciemment une menace de causer la mort ou des lésions corporelles. Pour ce qui est de l’incitation au suicide, la peine maximale est de 14 ans. Et dans un cas où la menace de mort vise tout un groupe identifiable, comme les journalistes, par exemple, la peine maximale est de deux ans.

Si, depuis le siège d’Ottawa, des journalistes ont porté plainte à la police, ils sont encore peu nombreux à le faire, selon Benoit Richard, lieutenant coordonnateur aux communications de la Sûreté du Québec.

Si une personne est victime d’un acte criminel, il faut porter plainte. Les policiers vont entamer les procédures nécessaires.

Benoit Richard, lieutenant coordonnateur aux communications de la Sûreté du Québec

Peu de dénonciations

Une étude menée par Stéphane Villeneuve, professeur à la faculté des sciences de l’éducation de l’UQAM, sur l’ampleur de l’intimidation à l’égard des journalistes sur les plateformes numériques et les réseaux sociaux révèle que 57 % des travailleurs de l’information ne dénoncent pas les violences en ligne dont ils font l’objet.

« Il n’y a aucun métier qui mérite de se faire intimider comme ça constamment, affirme M. Villeneuve. Il faut que les journalistes soient protégées parce que ça mine l’espace de parole. Sinon, on atténue la couverture, on ne parle pas d’un sujet parce qu’on a peur de se faire harceler ou menacer physiquement. Sur le plan de la démocratie, ce n’est pas dans ce genre de société qu’on veut vivre. »

7,2 %

Pourcentage des travailleurs de l’information qui disent avoir été menacés de mort (au moins une fois)

Source : Étude menée par Stéphane Villeneuve, professeur à la faculté des sciences de l’éducation de l’UQAM

Des agents de sécurité pour Radio-Canada

Pour assurer leur protection, les équipes de Radio-Canada qui couvrent les manifestations des camionneurs à Ottawa sont désormais accompagnées d’agents de sécurité.

« C’est systématique », dit Yvan Cloutier, directeur de Radio-Canada Ottawa-Gatineau. « Il n’y a pas d’équipes sur le terrain sans agents de sécurité. À moins qu’il y ait vraiment une attaque directe, on ne compte pas sur les policiers pour nous protéger parce qu’on veut une aide immédiate. »

Tous les jours, depuis le siège d’Ottawa, des journalistes se font insulter, bousculer et intimider par des manifestants qui tentent de nuire à leur travail. À au moins une occasion, un agent de sécurité a évité à un journaliste de Radio-Canada de recevoir un coup « en prenant le coup à sa place ». À une autre, une équipe a dû être escortée par des policiers parce que la foule était trop hostile.

« Encore tout à l’heure, notre reporter de RDI s’est fait repousser sa caméra par un des manifestants, rapporte Yvan Cloutier. Ils étaient quelques-uns autour de lui en train, encore une fois, de proférer des injures. »

C’est une entrave [au] travail [des journalistes]. Et c’est ce qui est très frustrant pour nos équipes qui veulent rendre compte de ce que ces gens-là ont à dire.

Yvan Cloutier, directeur de Radio-Canada Ottawa-Gatineau

Sans une bonne préparation, M. Cloutier croit que ces incidents auraient été, dans certains cas, plus graves.

Vitres fracassées

Radio-Canada avait une idée de ce qui l’attendait. Le convoi des camionneurs parti le 23 janvier de Delta, en Colombie-Britannique, est arrivé à Ottawa le 28 janvier. À Winnipeg, un journaliste a été encerclé par un groupe de manifestants et a eu du mal à s’éloigner. À Toronto, les vitres d’une voiture ont été fracassées quelques minutes après que l’équipe de Radio-Canada en est sortie pour aller couvrir le passage du convoi.

« On nous reproche de ne pas donner tous les faits. Et d’un autre côté, on nous empêche de faire la couverture qui nous permettrait de rapporter tous les faits, déplore M. Cloutier. Je suis très perplexe devant ça. Hier, je regardais le Téléjournal. On avait une correspondante en Ukraine, une correspondante en Russie. Chacune très proche de la ligne où ces deux grandes puissances risquent de s’affronter. Ici, à Ottawa, on a beaucoup de mal à couvrir les deux côtés… »

Depuis des années, Radio-Canada a un service de veille en matière de sécurité. Des gens spécialisés en la matière observent les situations partout dans le monde, y compris au pays.

On est en contact avec nos spécialistes en sécurité et on évalue et réévalue constamment la situation. On se parle de multiples fois par jour.

Yvan Cloutier, directeur de Radio-Canada Ottawa-Gatineau

Comment s’y prennent les manifestants ?

« La première tactique des gens qui nous en veulent, c’est de nous encercler au moment d’aller à l’antenne, explique-t-il. Donc, c’est surtout les équipes télé qui sont visées au moment où celles-ci veulent prendre l’antenne. Ça commence par des invectives, des insultes. Ensuite, ils se rapprochent un peu, et si on n’arrive pas à s’extraire rapidement, ça peut en venir aux coups. »

L’angle de la sécurité

TVA aussi prend la sécurité de ses équipes sur le terrain très au sérieux.

« Chaque couverture de manifestation est évaluée, plus seulement sur l’angle éditorial, mais aussi sur l’angle de la sécurité de nos équipes sur le terrain », explique le directeur général et rédacteur en chef (Information) de TVA Nouvelles et LCN, Xavier Brassard-Bédard, dans un courriel envoyé à La Presse.

« On l’a vu au cours des derniers mois, les manifestants ne se gênent pas pour nous injurier et nous interpeller, même quand nous sommes en direct. Évidemment, la sécurité de nos équipes sur le terrain et la défense de la liberté de la presse sont nos priorités. »

La situation est pire depuis le début de la pandémie.

Le nombre de messages haineux contre les journalistes et les menaces physiques contre les équipes sur le terrain se sont amplifiés.

Xavier Brassard-Bédard, directeur général et rédacteur en chef de TVA Nouvelles et LCN

Et c’est encore pire à Ottawa, où les tensions sont plus fortes.

« De plus en plus, je me demande où sont ceux qui doivent nous protéger », lance la rédactrice en chef du Droit, Marie-Claude Lortie. « Où sont les policiers pour assurer la sécurité des journalistes devant le parlement ? Pourquoi les médias sont-ils rendus à devoir embaucher des agents de sécurité pour se protéger à la place des policiers ? Et où sont les mécanismes pour retracer ceux qui essaient de nous terroriser en envoyant des messages menaçants, dégradants, qui peuvent provoquer de l’autocensure ? »

54 %

Proportion des travailleurs de l’information qui croient que le cyberharcèlement fait partie de leur travail

31 %

Proportion des journalistes qui atténuent la couverture de certains sujets après avoir été harcelés

Source : Étude menée par Stéphane Villeneuve, professeur à la faculté des sciences de l’éducation de l’UQAM

 

La Presse